Transcription
Transcription : Autour du feu, épisode 3 : Traumatisme intergénérationnel, partie 1
[musique]
Annie Leblond, Apprentissage autochtone, École de la fonction publique du Canada : Dans cette minisérie en deux parties, nous aborderons la question du traumatisme intergénérationnel et de ses répercussions sur les Autochtones et sur leurs communautés.
Dans la première partie, nous discutons avec Cynthia Wesley-Esquimaux, qui a rédigé plusieurs articles universitaires traitant de l'histoire du traumatisme intergénérationnel que les peuples autochtones continuent de vivre au quotidien.
Ce sujet est délicat et pourrait déclencher toutes sortes de réactions, sur le coup ou plus tard. N'hésitez pas à demander de l'aide au besoin.
[musique]
Annie Leblond : Cynthia Wesley-Esquimaux, merci d'être avec nous aujourd'hui.
Vous menez des recherches, faites de la sensibilisation et éduquez le grand public au sujet des traumatismes intergénérationnels depuis 25 ou 30 ans. Pourriez-vous d'abord nous expliquer ce qu'est un « traumatisme intergénérationnel »?
Cynthia Wesley-Esquimaux, Chaire de la vérité et de la réconciliation, Université Lakehead, Orillia et Thunder Bay : À mon avis, on peut dire qu'il s'agit de la transmission des traumatismes survenus au fil des générations, en remontant jusqu'au premier [contact avec les Blancs] sur ce continent. Les gens ont été traumatisés par les épidémies qui sont survenues à la suite du premier contact, par les nombreux décès, par les « guerres indiennes » et le processus de réinstallation et par les pensionnats indiens. Il y a également eu les traumatismes de l'ère moderne, comme les femmes autochtones disparues et assassinées et les organismes de protection de la jeunesse, qui transmettent les deuils et les traumatismes non résolus aux générations suivantes — non seulement par les récits que l'on en fait, mais également par les comportements et par la façon dont les gens mènent leur vie et font inconsciemment certaines choses qui démontrent leur souffrance, qui est ensuite transmise à leurs jeunes enfants.
Nous parlons aussi parfois de « mémoire du sang ». L'épigénétique a aussi un rôle à jouer pour expliquer comment des traumatismes survenus il y a peut-être même 100 ans peuvent encore être d'actualité aujourd'hui.
Annie Leblond : Vous soulevez un bon point. Habituellement, nous accusons les pensionnats lorsqu'il est question de traumatisme intergénérationnel, et ce, à juste titre. Toutefois, d'autres traumatismes ont marqué l'histoire, les uns après les autres, au cours des siècles, sans laisser le temps aux peuples de vivre leur peine entre ces « périodes difficiles ». À un point tel, que nous parlons de TSPT, n'est-ce pas?
Cynthia Wesley-Esquimaux : Nous parlons d'un trouble de stress post-traumatique complexe, ce qui signifie, essentiellement, que tous les membres d'une communauté ou d'une famille sont touchés. Par contre, ils seront touchés différemment; ils ne vivront pas tous la situation de la même façon. Prenons par exemple une famille dont le père est allé à la guerre. Il est rentré de la guerre et doit vivre, sur le plan individuel, avec un trouble de stress post-traumatique. Son comportement va avoir une incidence sur l'ensemble de la famille. C'est complexe : cela signifie qu'un des fils pourrait mener sa vie d'une certaine façon, tandis que l'autre fils réagirait différemment. L'un excellerait dans tout, et l'autre deviendrait alcoolique. Chaque personne est donc touchée d'une façon différente. Prenons une communauté ou les communautés des Premières Nations à l'échelle du Canada, si nous nous penchons sur le TSPT complexe, nous sommes à même de dire que tout le monde est touché, même si certaines personnes n'ont pas fréquenté elles-mêmes un pensionnat ou n'ont pas un parent qui est allé dans un pensionnat, parce que les comportements que ces personnes observent autour d'elles nuisent à leur capacité d'avoir une estime de soi positive.
Nous faisons également état de l'espace entre les blessures et de la capacité de faire un suivi réel après ces blessures. Nous avons parlé, à un moment donné, du temps qui s'est écoulé. Quand j'ai commencé mes travaux de recherche à l'Université de Toronto, on m'a dit que je devrais me pencher sur l'expérience vécue dans les pensionnats indiens. Et je me suis dit que je ne le ferais pas, que le problème était plus profond que ça. J'ai donc décidé, dans le cadre de ma maîtrise, d'examiner une analyse comparative des conséquences de la peste bubonique en Europe et des conséquences des épidémies sur notre continent.
C'est alors que j'ai constaté que les épidémies frappaient en moyenne tous les 7 à 14 ans, ce qui laissait très peu de temps aux gens pour se rétablir et faire face aux séquelles, aux décès et à la destruction qu'ils vivaient. Par contre, en Europe, là où sévissait la peste bubonique, une épidémie frappait environ tous les 40 ans, ce qui laissait beaucoup de temps aux gens pour reconstruire leur culture, leur population et leur économie. Il existe donc une différence réelle dans la façon dont les événements se sont déroulés. Par ailleurs, nous sommes tous des êtres humains, et les êtres humains réagissent tous de la même façon à différents types de blessures.
Donc, des problèmes de dépendance se sont développés en Europe, il y a eu la Réforme et la population a pris ses distances avec l'Église parce qu'elle n'offrait pas le genre de soutien et d'écoute qu'elle aurait dû offrir selon le peuple. Sur notre continent, bien des gens ont délaissé les guérisseurs traditionnels, car ils étaient incapables de guérir les différents types d'épidémies qui apparaissaient. Les guérisseurs ne savaient pas comment faire face à la grippe. Ils ne savaient pas comment faire face à la variole. Les missionnaires, eux, le savaient. Dans les deux cas, vous voyez qu'il y a eu plusieurs changements de cap alors que les gens cherchaient, parfois sans recevoir véritablement d'aide, en allant d'un endroit à l'autre, pour essayer de trouver ce qu'ils devaient faire. Dans le cas présent, nous en venons à la conclusion que nous pouvons agir, mais aussi que nos communautés possèdent depuis toujours une plus grande sagesse que ce que nous pensions. Nos guérisseurs traditionnels sont particulièrement doués pour nous aider si nous leur en donnons l'occasion, et c'est ce qu'ils ont fait quand la population s'est tournée à nouveau vers eux.
Annie Leblond : Il y a une incidence sur le plan individuel, mais aussi sur le plan collectif. Ce doit être très difficile pour une personne de savoir exactement où demander de l'aide, car tout le monde est touché, n'est-ce pas?
Cynthia Wesley-Esquimaux : Oui. Et je crois que, pendant longtemps, les gens ne savaient pas vraiment qu'ils avaient besoin d'aller chercher de l'aide. Ils avaient simplement appris à vivre avec leur souffrance. N'oubliez pas que, dans les écoles, les enfants n'avaient même pas le droit de poser de questions. Ils ne pouvaient pas dire « je me sens triste », « j'ai de la peine » ou « je me sens malade », car ils étaient punis s'ils exprimaient quoi que ce soit qui n'était pas positif, je suppose, aux yeux des religieuses et des différentes personnes censées s'occuper d'eux. Ils ont appris à se sentir impuissants devant leur propre souffrance. Ils ont appris à l'enfouir au plus profond d'eux-mêmes. Ils ne ressentaient pas réellement le besoin d'aller chercher de l'aide. Toute cette souffrance a fait apparaître bon nombre de dépendances. Les gens avaient recours à l'automédication pour essayer de composer avec ce qu'ils gardaient à l'intérieur et qu'ils n'étaient pas capables d'extérioriser, jusqu'à ce que la Commission de vérité et réconciliation du Canada soit mise en place.
Nous avons discuté avec des gens qui, au lieu de dire « Quel est ton problème? », ont plutôt dit « Que t'est-il arrivé? » et avec d'autres personnes qui nous ont permis de comprendre qu'il existait une sorte de profonde détresse intérieure que les gens tentaient de guérir sans vraiment savoir comment faire. N'oubliez pas que nous sortons à peine d'une ère de stigmatisation associée à la santé mentale et que l'idée même d'aller voir un thérapeute était perçue comme un signe de faiblesse. Si vous n'étiez pas en mesure de vous en sortir par vous-même, c'est parce que vous aviez un problème encore plus grave que ce que vous prétendiez alors.
Annie Leblond :
Vous avez mentionné la détresse ou l'impuissance à quelques reprises : « Ma vie est comme ça, je n'y peux rien. C'est comme ça que les choses se passent pour nous. Le monde est hostile à notre peuple. » Le désespoir n'est-il pas ce qui nuit le plus à la guérison?
Cynthia Wesley-Esquimaux : Oui, la question de l'impuissance ou du désespoir au sein d'une communauté est aussi très importante. Elle est directement liée à l'idée que la communauté elle-même et les personnes qui la composent ne disposent ni d'un réel pouvoir ni de l'autorité de prendre des décisions et qu'elles ne peuvent pas dire « voici ce qui doit être financé », et finalement voir leurs idées se concrétiser. L'impuissance présente chez les adultes se transmet facilement aux jeunes. Ils ressentent cette impuissance assez fortement. Ils nous observent tout le temps. Ils savent quand nous sommes malheureux, quand nous sommes heureux et quand nous avons peur. Si ma mère a peur, j'ai peur moi aussi parce que c'est elle qui doit me protéger et s'assurer que je me porte bien.
Nous nous devons d'aider les jeunes. C'est vrai. Mais nous devons également aider les parents. Nous devons aider les autres membres de la communauté qui font face aux mêmes genres de problèmes. Tout le monde est touché. Cela ne se présente peut-être pas de la même façon pour chaque individu. Certaines personnes qui souffrent pourraient développer des dépendances, qu'il s'agisse d'une dépendance au sexe, à la nourriture, à la drogue ou à l'alcool. Bref, la personne trouve un moyen d'atténuer sa souffrance. D'autres personnes peuvent être les plus occupées dans la communauté. Elles courent à gauche et à droite pour régler les problèmes de tout le monde; c'est un autre genre de dépendance. Ce mode de vie les aide à faire face à leur souffrance, mais cette façon de faire n'est pas forcément saine. D'autres membres de la communauté souffrent de dépression et se rapprochent dangereusement des idées suicidaires, car elles ont l'impression de n'avoir aucune autre option que celle de mourir et de s'en aller par le fait même.
Annie Leblond : On sait que les Autochtones doivent composer avec les traumatismes du passé. Pour ceux qui vivent dans une région éloignée où il n'y a pas de possibilités d'emploi ou d'éducation et où les conditions de vie ne sont pas comparables à celles du reste de la société canadienne, il faut en plus ajouter les difficultés vécues au quotidien. Ce doit être difficile pour les Autochtones d'avoir à vivre tout cela.
Cynthia Wesley-Esquimaux : Oui, c'est très difficile pour les communautés autochtones d'avoir à faire face à une pauvreté qui est imposée et à l'incapacité d'avoir accès aux genres de services dont elles ont besoin. Mais il y a aussi des membres des communautés autochtones qui ont bien réussi dans la vie. Ils ont peut-être fait de bonnes études ou décroché un bon emploi ou bien ils possèdent une maison et éduquent bien leurs enfants. Il faut quand même continuer de parler de ces personnes puisque bon nombre des membres de la communauté qui se sont éloignés de celle-ci pour aller chercher tous ces avantages ne la quittent jamais totalement et continuent même de chercher des solutions aux différents problèmes. Le traumatisme ne cesse pas simplement d'exister. Il est encore très présent dans nos vies, même si nous possédons un doctorat, même si nous vivons loin ou si nous ne vivons pas dans une communauté.
Je vis dans une communauté qui a connu récemment quelques cas de suicide. Je ne vis pas exactement là‑bas, car je suis à Orillia présentement [mais] nous sommes tous très marqués par tout cela. Ce n'est pas une communauté qui est particulièrement pauvre. Ce n'est pas une communauté éloignée au sens habituel du terme. C'est une communauté éloignée parce qu'elle se trouve sur une île et que les allers‑retours sont difficiles, surtout maintenant. Mais ce n'est pas la même chose que de vivre dans une communauté éloignée où, pour voir un médecin, il faut procéder à une évacuation médicale et rester pendant un certain temps loin de sa famille et de sa communauté, puis utiliser à nouveau le transport médical pour rentrer chez soi.
Fait surprenant, bon nombre de ces communautés comptent des membres qui s'en tirent vraiment bien. Je ne veux pas dire que tout le monde se porte mal, parce que nous vivons dans une région éloignée; certaines personnes vont bien. Elles ont leur propre façon de faire face à leur isolement et à leur incapacité de se faire construire des habitations adéquates. En fait, elles trouvent des moyens de s'assurer que la santé mentale de leur communauté est prise en charge. Que ce soit en organisant des fêtes ou en réunissant les gens dans le cadre de cérémonies ou d'activités communautaires quelconques, ces personnes gèrent la situation assez bien.
Annie Leblond : Par ailleurs, ce doit être autre chose pour un Autochtone qui déménage dans une grande ville et qui est victime de racisme sous différentes formes. Dans une telle situation, je suppose que l'on a l'impression d'être rattrapé par un autre problème.
Cynthia Wesley-Esquimaux : C'est ce qui est préoccupant avec l'effet intergénérationnel. Si vos débuts dans la vie sont heureux, que vos liens familiaux sont solides et que votre communauté se porte bien, puis que vous quittez cette communauté pour vous installer en zone urbaine, vous possédez ce que l'on appelle de la résilience. Vous avez de bonnes réserves de santé mentale qui vous aideront à traverser les problèmes qui se présentent. Vous n'avez pas l'impression qu'il y a toujours quelqu'un qui vous attend au détour. Par contre, dans le cas des personnes vivant dans des communautés en difficulté, et on en compte beaucoup, qu'il y ait des problèmes de dépendance ou de pauvreté, il y a une charge ou un fardeau qui s'ajoute lorsqu'elles s'installent dans un centre urbain et qu'elles ne s'y sentent pas à l'aise ou ont l'impression qu'elles ne sont pas les bienvenues.
Une fois de plus, les résultats dépendent beaucoup du lieu où vous vivez. Mes parents sont tous deux allés dans un pensionnat. Ils y ont tous deux ont connu des situations extrêmes incroyables, et ils ont dû composer avec la dépendance et la violence. Cependant, puisque j'ai été élevée à Toronto — de nombreux survivants des pensionnats indiens ont déménagé dans de plus grandes villes pour pouvoir travailler — mon vécu est différent et mon entourage était différent. Les personnes que je fréquentais étaient différentes. J'ai grandi à Toronto dans les années 1960 et 1970. Il y avait la caravane qui revenait chaque année, et dans laquelle étaient représentées et honorées toutes les cultures qui se côtoyaient dans la ville. Bien des gens nous ont influencés, moi et d'autres jeunes de mon âge, ce qui nous a permis de vivre un changement de cap. Des outils ont été mis à notre disposition pour nous aider à mener notre vie différemment. Non pas que nous n'ayons pas souffert, car nous avons effectivement vécu des souffrances. J'ai abandonné l'école à 16 ans. Je devais travailler. J'ai vécu différentes choses et connu diverses façons de faire dans ma vie, mais j'ai profité d'un meilleur départ que si j'avais grandi dans une communauté éloignée où les survivants des pensionnats indiens revenaient et où il n'y a aucun service social, ni cinéma, ni aucune sorte de distraction externe.
Annie Leblond : Vous avez parlé de suicide. Que ne comprenons-nous pas de cette crise?
Cynthia Wesley-Esquimaux : Un des éléments que nous ne comprenons pas, ou que nous ne sommes tout simplement pas à l'aise d'aborder dans bien des communautés, y compris les communautés non autochtones, est la violence sexuelle ainsi que son effet démoralisateur et déshumanisant. Cette violence rompt le lien de confiance, dépasse les limites et détruit les jeunes. Nous avons vu de nombreuses personnes prendre le chemin de la prison ou être traduites en justice depuis un certain temps, surtout des personnes très connues, dans le cadre du mouvement MoiAussi. Ce problème existe également dans la communauté autochtone. Il passe beaucoup plus inaperçu, mais il est tout de même présent. La question de la violence sexuelle doit être prise très au sérieux.
En effectuant des recherches, j'ai appris que la plupart des gens, et je ne parle pas précisément des Autochtones, mais bien de n'importe qui, la plupart des gens ne divulguent pas les actes de violence sexuelle dont ils ont été victimes avant l'âge de 30 ans. Donc, on se retrouve avec des jeunes qui ont vécu un tel traumatisme, qui vivent avec cela et qui pensent qu'ils sont les seuls à avoir connu ce genre de violence ou bien qu'il doit y avoir quelque chose qui ne tourne vraiment pas rond dans leur tête ou qu'ils sont eux-mêmes responsables du problème. C'est un sujet très sérieux. Que devons-nous faire pour régler un tel problème? Comment devons-nous procéder pour que cette conversation ait lieu et que nous puissions assurer la sécurité des enfants? Peu importe que ces enfants vivent dans leur propre famille ou dans une famille d'accueil ou d'adoption, ce sont des enfants vulnérables. Nous savons cela depuis très longtemps, depuis Freud même. Si l'on examine les statistiques et les travaux de recherche, on constate que les enfants doivent apparemment composer avec ce problème tout seuls. Je n'ai pas abordé ce sujet avec ma mère avant d'avoir atteint la quarantaine. Voilà, je comprends comment tout cela fonctionne : je l'ai vécu. Je sais que bien des jeunes se trouvent à des endroits où personne ne les écoute ou ne les croit.
Pensons à l'expérience vécue dans les pensionnats indiens. Les jeunes ont été réduits au silence par le gouvernement et par les personnes qui travaillaient dans ces écoles, et assez souvent par leurs parents aussi. Thompson Highway, auteur très connu, qui a écrit Champion et Ooneemeetoo pour décrire son expérience, a mentionné que les jeunes n'auraient jamais dit à leurs parents ce qui se passait à l'école parce que leurs parents étaient de fervents catholiques. Les enfants auraient été punis s'ils avaient osé parler contre le personnel de ces écoles, qui agissait à la fois à titre d'enseignant et de tuteur. C'est une expérience qu'ont vécue bien des jeunes dont les parents ont fréquenté les pensionnats indiens. Le problème a été ramené dans les communautés où il a proliféré, car il s'agit d'un fléau silencieux.
Les gens ne veulent pas parler dans leur foyer ou hésitent à le faire et poursuivent cette tradition de silence. Je le sais par expérience. En fait, j'ai parlé à une conseillère. C'est une psychologue qui se rend dans les communautés éloignées depuis 40 ans. Je lui ai demandé : « Quelle est la proportion de personnes de tous les âges que vous côtoyez dans votre travail et qui ont vécu des abus sexuels? » Elle a répondu : « 100 % ». Alors, quand nous pensons au suicide et à certains des dysfonctionnements présents, quand nous réfléchissons à l'effet intergénérationnel et au traumatisme intergénérationnel que nous tentons de guérir, si le problème se répète constamment, qu'il est transmis d'une génération à l'autre et qu'il n'est jamais révélé au grand jour, comment allons-nous réussir un jour à y mettre un terme?
Annie Leblond : Je pense au discours que tenaient les religieux quand ils disaient que ce qui nous arrive est de notre faute. « Tu dois avoir fait quelque chose de mal pour que Dieu soit fâché contre toi et te punisse. » Les effets se font encore sentir.
Cynthia Wesley-Esquimaux : Étant donné que je fais beaucoup d'éducation auprès de la population, des gens de partout au pays me demandent souvent : « Qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez eux? Pourquoi ne passent-ils pas à autre chose? Pourquoi ne peuvent-ils pas simplement oublier ce qui s'est passé et avancer? » En fait, je crois qu'ils aimeraient vraiment en être capables. Mais comme toute personne qui a reçu ou demandé l'aide d'un thérapeute, ces gens ont besoin d'un soutien supplémentaire en attendant de pouvoir passer à autre chose.
Pensons aux très mauvaises habitudes développées au sein de la population en raison d'événements tels que les pensionnats indiens, la violence sexuelle, la violence familiale ou la perte de la langue. Il faut que le pays entier discute de ces enjeux et offre un soutien, qui prend souvent la forme d'une aide financière. C'est une conversation d'intérêt majeur, et c'est une question importante à laquelle il faut répondre.
Annie Leblond : Je me demandais si vous aviez quelques paroles sages à nous transmettre ou des suggestions à faire en ce qui a trait aux politiques ou aux services publics.
Cynthia Wesley-Esquimaux : En réalité, la conversation tourne en grande partie autour de l'argent. Mais ça ne doit pas obligatoirement être le cas. Il y a aussi la question du rétablissement des compétences et des pouvoirs des peuples autochtones pour que ces derniers soient en mesure de prendre des décisions qui les concernent. Toute la question de l'administration des services de protection de la jeunesse est très importante, car les travailleurs sociaux croient qu'ils peuvent se présenter dans une communauté et prendre des enfants sans vraiment avoir ce que l'on pourrait appeler un « motif valable ». Il faut se pencher sur ce sentiment d'impuissance présent dans les communautés. Parfois, il suffit de reconnaître ces droits, au lieu de se contenter de verser des fonds. Parfois, il s'agit simplement de dire : « Nous sommes conscients de la situation. » La Cour suprême du Canada a fait du bon travail quand elle a dit : « Oui, nous reconnaissons que c'est important. »
Le fait de remettre en état des terres, de partager des ressources tirées de la terre qui assurent la survie du Canada (c'est ainsi que le Canada produit une grande partie de sa richesse) et de redistribuer une partie de ces ressources aux communautés autochtones qui vivent effectivement sur les terres mêmes où sont puisées ces ressources, cela modifiera le cours des choses.
Jetons un coup d'œil sur l'ensemble du pays. Pensons aux endroits où des communautés autochtones ont eu accès à des richesses. Ces communautés ont été capables de produire davantage de richesses. C'est comme le vieil adage qui dit : « Il faut dépenser de l'argent pour gagner de l'argent. » Dans les différents endroits où cela s'est produit, les communautés sont devenues hautement autosuffisantes. Elles ont contribué à leur économie, à la création d'emploi, ainsi qu'à leur santé et à leur bien-être mental. Il ne fait aucun doute que cela est possible. La question est plutôt de savoir dans quelle mesure nous sommes déterminés, comme pays, à faire en sorte que cela se produise.
Nous parlions l'autre jour des jeunes enfants qui arrivent au Canada en provenance d'autres pays et qui vivent des traumatismes, qui ont connu la guerre ou qui ont été confrontés à beaucoup de choses dans leur pays. Nous savons que, si nous ne répondons pas aux besoins de ces enfants, nous aurons les mêmes conversations à leur sujet dans 10, 15 ou 20 ans, car nous devons nous pencher sur ce qui s'est mal passé pour eux afin de les remettre sur la bonne voie.
Annie Leblond : En accueillant tous ces enfants qui proviennent d'autres pays, nous héritons en partie de leurs traumatismes. Nous devons nous attaquer à ce problème.
Cynthia Wesley-Esquimaux : Vous pouvez prendre conscience des répercussions juste en regardant autour de vous. Vous pouvez voir les répercussions sur la communauté autochtone et sur la communauté noire. De nombreux enfants sont pris en charge par les services sociaux, puis sont laissés seuls et se joignent à des gangs; ils se retrouvent ensuite en prison parce qu'ils ne possèdent pas les aptitudes, sociales ou autres, pour vivre en société. Étant donné que nous avons mis en place un système de justice punitive, nous n'appliquons pas la justice réparatrice comme l'ont fait des communautés autochtones partout dans le monde. Nous nous retrouvons ainsi avec des jeunes qui prennent parfois le chemin de la prison pour des infractions mineures, par exemple parce qu'ils ont enfreint les règles de conduite. Ils atterrissent en prison, puis en ressortent et sont marqués pour le reste de leur vie. Ces jeunes n'ont pas une bonne estime d'eux-mêmes. Ils sont étiquetés. Donc, bien des employeurs ne les engageront pas, car ils sont convaincus que ces jeunes ne sont pas dignes de confiance. Nous nous retrouvons donc avec une population entière qui se tourne vers des moyens dangereux de gagner de l'argent et avec des gens qui fréquentent des endroits peu recommandables, car ils développent parfois une dépendance aux drogues, qu'ils vendent aussi dans certains cas. Et je n'ai pas l'impression que nous nous demandons si nous pouvons faire mieux.
Lorsque nous avons lancé le groupe Échanges Racines canadiennes en 2008, l'objectif était de former un groupe composé en proportions égales de jeunes autochtones et de jeunes non autochtones, de se rendre sur les terres, de discuter avec des Aînés, de parler avec des gens ayant acquis de l'expérience de vie et d'accorder aux jeunes le privilège de voir un autre mode de vie. Bon nombre de ces jeunes ont fait des choses incroyables par la suite. Il faut leur donner l'occasion de se démarquer. C'est ce dont faisait état l'appel à l'action 66 : le Canada devrait offrir un soutien financier ou autre aux organismes qui se consacrent aux jeunes partout au pays afin que les jeunes disposent de moyens de s'entraider pour atténuer la souffrance qu'ils ont vécue et ainsi pouvoir prendre la bonne direction dans l'avenir.
Annie Leblond : J'ai parlé à la directrice de l'un des centres d'amitié que nous avons ici au Québec. Elle me disait à quel point il est important de créer un environnement respectueux de la culture si l'on veut que les Autochtones y viennent et commencent leur guérison.
Cynthia Wesley-Esquimaux : Mais ces centres n'obtiennent pas les ressources dont ils ont réellement besoin. Et je pense que cela fait partie du problème. On a mis en place de très bons programmes pour aider non seulement les jeunes, mais les adultes aussi à faire face à certains des traumatismes intergénérationnels qu'ils ont connus ou aux traumatismes de l'ère moderne qu'ils vivent présentement. Par contre, ces programmes n'obtiennent pas de financement. Ce sont comme des projets pilotes qui marchent pendant un an. Par la suite, personne ne veut les financer à nouveau ou bien il y a un changement de gouvernement à l'échelle provinciale ou fédérale, et on ne voit plus la nécessité ni la viabilité du programme. Il faut que ça change.
C'est probablement l'une des choses les plus importantes que nous pouvons faire : lorsque des programmes marchent bien et donnent de bons résultats, nous devons d'une façon ou d'une autre garantir le financement pendant un certain temps, que ce soit pendant 5 ou 10 ans. Il faut soutenir ces programmes, car ils réalisent le travail qui se doit d'être fait et qui ne peut pas être fait par n'importe qui. Alors, lorsque vous abordez la question des ressources, c'est l'un des points dont nous devons discuter, je crois : que faut-il faire pour obtenir les fonds fédéraux et provinciaux affectés à des activités sur le terrain?
Annie Leblond : Vous travaillez dans ce domaine depuis 25 ou 30 ans; pouvez-vous affirmer que l'on comprend mieux maintenant ce qu'est le traumatisme intergénérationnel qu'il y a 25 ou 30 ans?
Cynthia Wesley-Esquimaux : Je crois que la population comprend mieux le concept. Si vous êtes Chrétien et que vous avez été élevé dans un foyer chrétien, vous avez entendu parler des péchés du père et avez appris que certaines choses se transmettent au sein des populations et des familles. L'idée est la suivante : peu importe ce qui s'est produit par le passé, cela va se reproduire si nous ne nous attaquons pas au problème. Je crois que les gens ont compris, dans une certaine mesure, qu'il y a un concept appelé « traumatisme intergénérationnel » ou « mémoire du sang », ou peu importe le nom que vous voulez lui donner. Pour l'instant, je crois que le grand public a vraiment saisi l'importance de s'attaquer au traumatisme. Aujourd'hui, partout où je passe, j'entends des conversations sur l'importance de tenir compte des traumatismes subis et, bien sûr, j'ai connaissance des nombreuses questions soulevées à propos de l'épigénétique, comme la façon dont le cerveau est stimulé dès l'enfance, que ce soit par la peur ou plutôt par une forme de soutien et d'éducation ou de stimulation favorisant l'apprentissage. À l'heure actuelle, on ne compte plus les conversations qui ont lieu à ce sujet.
Il y a [aussi] d'une certaine façon la reconnexion entre la tête et le corps parce que, à un moment donné, il y a eu une coupure à ce niveau. Nous nous sommes occupés de la tête et de tout ce qui se passait intellectuellement et mentalement. Puis ça a été une conversation complètement différente pour ce qui est du corps. C'est un autre genre de médecin qui s'est occupé de cet aspect. À l'heure actuelle, nous reconnaissons que tout est lié. Si vous souffrez d'un problème de santé mentale, cela a une incidence sur le fonctionnement de votre estomac et sur votre digestion. Cela joue sur l'inflammation dans votre corps et sur bien d'autres choses. Les gens se rallient finalement à l'idée que le concept d'holisme est important, tout comme l'adoption d'une approche holistique en matière de santé. C'est un concept que les peuples autochtones connaissent depuis très longtemps, et c'est probablement le cas de nombreuses cultures traditionnelles, qu'elles soient chinoise ou japonaise, et de bon nombre de civilisations plus anciennes où l'on a exercé la médecine holistique. Ces peuples savent qu'il faut traiter le corps dans son ensemble.
Annie Leblond : En terminant, que voudriez-vous ajouter au sujet des traumatismes intergénérationnels?
Cynthia Wesley-Esquimaux : La couleur de la peau n'a aucune importance. Je dis souvent aux gens, juste pour les taquiner, que 97 % des gens ont vécu une certaine forme de traumatisme et que les autres mentent. Parce que, en réalité, dans le monde moderne, la plupart des gens ont connu une quelconque expérience traumatisante. Et leurs parents, selon l'endroit d'où ils viennent, que ce soit des Autochtones d'une communauté éloignée ou qu'ils soient originaires de Syrie ou d'Iran ou d'ailleurs, ont un vécu là-bas aussi. C'est peut-être le parent ou les grands-parents qui ont subi le traumatisme, mais cela a une incidence sur la cellule familiale.
Lorsque nous discutons tous ensemble du traumatisme intergénérationnel et de son incidence sur nos vies, j'aimerais que les gens apprennent, ou réapprennent, à faire montre de compassion. Au lieu de porter un jugement et de se dire qu'une personne ment ou qu'il ne s'est tout simplement rien passé, il faut écouter la personne avec compassion et empathie et faire en sorte qu'elle sente qu'on l'appuie et qu'on la croit. Nous ne pourrons mettre fin à tout cela si nous ne sommes pas prêts à en parler et si nous ne voulons pas mettre ces sujets en lumière et les sortir de l'ombre. Je crois que la chose la plus importante à faire est d'apprendre à rester unis et à nous entraider pour mettre fin à ce qui se passe dans nos communautés, dans nos quartiers et dans la vie de nos enfants. Nous entraider pour guérir les blessures subies par le passé afin que nous puissions nous tourner vers un plus bel avenir pour nous tous.
Annie Leblond : Plus de compassion. Je crois que ça profiterait à tous. Merci.
Cynthia Wesley-Esquimaux : Merci.
[musique]
Annie Leblond : Ce balado est une production de l'École de la fonction publique du Canada. Pour en savoir plus sur ce qu'offre l'École dans sa Série d'apprentissage sur les questions autochtones, visitez notre site Web, sur le site csps-efpc.gc.ca. C'était Annie Leblond, et au nom de l'École, je vous remercie de votre attention.
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