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Donner l'heure juste aux personnes de pouvoir (TRN1-A01)

Description

Cet article porte sur la notion consistant à donner l'heure juste aux personnes de pouvoir et incite les fonctionnaires du gouvernement fédéral à envisager la manière dont divers états d'esprit peuvent contribuer à établir un milieu où les décisions s'appuient sur des faits, le contexte et la nuance.

Publié : 7 mars 2024
Type : Article
Contributeur : Taki Sarantakis, Président, École de la fonction publique du Canada


Donner l'heure juste aux personnes de pouvoir

Parler au pouvoir le langage de la vérité

L'une des notions les plus assurément romantiques de la profession de fonctionnaire – et chaque profession possède ses propres notions romantiques – réside dans l'expression Dire la vérité aux personnes au pouvoir.

Cette expression captive bon nombre de fonctionnaires en poste et en devenir, un peu comme le mot justice pour les jeunes avocats, l'expression service désintéressé pour les médecins, et les mots sécurité et progrès pour les ingénieurs.

Dire la vérité aux personnes au pouvoir est une notion évocatrice de longue date. L'expression est attribuée – indirectement – à Socrate et à Platon, qui avaient tous deux établi une distinction entre le philosophe et le roi. Le philosophe se préoccupe de la vérité. Le roi se préoccupe du pouvoir. Le philosophe vénère la vérité. Le roi vénère le pouvoir. Platon affirme en fait qu'il ne peut y avoir de justice – un autre mot à forte charge romantique, qui mériterait ici la majuscule – à moins que le philosophe ne devienne aussi le roi. C'est-à-dire à moins que la vérité prenne le dessus sur le pouvoir. À moins que le pouvoir et la vérité ne fassent qu'un.

L'attrait de cette notion imprègne la pensée politique occidentale depuis toujours, et tout autant Hobbes que Locke et Machiavel et Hume et Adam Smith en ont débattu, directement et indirectement. Elle s'insère même régulièrement dans la culture savante et la culture populaire – Shakespeare, Le Parrain, The Wire, Les Sopranos, Game of Thrones, et bien d'autres – toutes des variations merveilleusement perspicaces de la vérité – un côté de la médaille – et du pouvoir – le revers de la médaille. Les notions sont présentées et comprises comme des contraires. Elles sont en opposition. Leur coexistence est difficile; est-elle même possible?

Mais il y a ici une dynamique préoccupante, du moins, du point de vue de nos institutions démocratiques : confronter la vérité au pouvoir, en tant que forces conflictuelles, les rend émotionnellement chargées. D'un côté, on est honorable et peu préoccupé par les affaires temporelles, mais plutôt à la recherche d'une sagesse intemporelle, s'efforçant de vivre au-delà du présent et du maintenant, s'efforçant de vivre sur le plan de l'esprit humain. De l'autre, on est insensible et résolument préoccupé par les affaires temporelles, bien trop préoccupé, en fait, par les affaires temporelles, s'efforçant de se préoccuper uniquement du présent et du maintenant, s'efforçant de vivre dans le présent et le maintenant, sans trop se soucier du lendemain ni, en fait, d'hier. Le passé tout comme l'avenir peuvent être profondément gênants pour le pouvoir. S'efforçant de vivre au niveau du corps humain, une vie centrée sur l'action, une vie au-delà de l'esprit humain. Mettant l'accent sur les batailles populaires, les acclamations et les exploits dramatiques et les applaudissements de l'arène, plutôt que sur la solennité, la dignité et la sagesse de la bibliothèque.

Parler au Pouvoir le langage de la Vérité.
La Vérité avec une majuscule ici.
Le Pouvoir avec une majuscule ici.
Une belle image. Une image inspirante. Une image romantique.
Une image prétentieuse. Une image fausse. Une image dangereuse.

Parler au pouvoir le langage de la vérité : frustration et échec

En tant que fonctionnaire, si votre façon de penser veut que vous soyez convaincu que vous – et vous seul – détenez la vérité et que votre politicien élu – et seul votre politicien élu – détient le pouvoir, vous avez établi dès le départ un cadre qui ne peut mener qu'à la frustration et à l'échec. En établissant une fausse dichotomie entre la vérité et le pouvoir, vous vous êtes assuré que vous et votre politicien élu ne serez jamais en mesure de jouer efficacement vos rôles respectifs au service du processus démocratique.

Commençons par la vérité.

En tant que fonctionnaire, si vous croyez dire la vérité, et seulement la vérité, comment ne pouvez-vous pas vous indigner et crier à l'injustice lorsque cette vérité n'est pas respectée? Sacrifier la vérité? Comment peut-on sacrifier la vérité? Et à quelle fin? Pour quelque chose d'aussi insensible, médiocre et intéressé que la quête du pouvoir? Est-ce pour ça que j'ai choisi cette carrière? Est-ce bien ainsi que je suis censé jouer mon rôle béni au sein du processus démocratique?

En tant que politicien élu, comment ne pouvez-vous pas avoir l'impression d'être jugé comme étant dépourvu de toute morale alors que vous assumez le rôle qui vous a été attribué par les institutions du processus démocratique – prendre des décisions – si vous ne tenez pas compte de la vérité proposée par vos fonctionnaires? Comment ne pouvez-vous pas penser que vous êtes tenu de respecter une norme intrinsèquement injuste et logiquement invraisemblable – voulant que chaque propos et suggestion de vos fonctionnaires soit une vérité altruiste sans aucune valeur que vous rejetez? Non pas un simple rejet, mais un rejet au nom du pouvoir brut? Que, par définition, vous rejetez la vérité pour le bien public, en faveur de votre pouvoir politique personnel, chaque fois que vous ne tenez pas compte de la vérité qui vous est proposée par les fonctionnaires?

Et qu'en est-il du pouvoir?

Dans les démocraties, les politiciens élus exercent un type bien précis de pouvoir institutionnel, le pouvoir de décision. Ce pouvoir, bien sûr, est limité dans les systèmes démocratiques – contraint par les lois, par les tribunaux, par les ressources financières, par les traités et accords internationaux, par le manque d'information, par les conséquences sur l'opinion publique et par une myriade d'autres facteurs. Mais il est juste d'affirmer, dans le contexte de ces différentes contraintes, que dans une démocratie, le pouvoir de décision est le pouvoir exercé par les politiciens élus.

Est-ce bien ici le pouvoir avec un grand « P »? Ce pouvoir tout-puissant, digne de porter la majuscule? C'est bien plutôt une affirmation aussi logiquement invraisemblable que celle voulant que chaque action et propos d'un fonctionnaire représente uniquement la vérité avec un grand « V ».

Et les fonctionnaires n'exercent-ils donc aucun pouvoir? Très certainement, leur pouvoir décisionnel est faible. Mais les fonctionnaires possèdent incontestablement un pouvoir plus que suffisant dans la plupart des systèmes démocratiques. En fait, le pouvoir que détiennent collectivement les milliers – dans certains cas, les centaines de milliers – de fonctionnaires dans les nombreux domaines qui constituent l'État moderne éclipse aisément le pouvoir exercé par une poignée – quelques centaines, le plus souvent – de politiciens élus.

Il n'est donc pas trop difficile d'imaginer comment la façon de penser selon laquelle on dirait la vérité aux personnes au pouvoir met automatiquement en place une dynamique vouée à l'échec et à la frustration, tant pour le politicien élu que pour le fonctionnaire. Loin d'être belle, inspirante et romantique, cette notion en fait prétentieuse et erronée est carrément dangereuse pour nos démocraties.

Changer la nature de l'histoire

Reconnaître – catégoriquement – que les fonctionnaires et les politiciens élus coexistent chacun dans son rôle institutionnel légitime respectif au sein du système démocratique, et reconnaître que ni l'un ni l'autre n'a de monopole sur la vérité avec un grand « V » ni sur le pouvoir avec un grand « P », est une bonne première étape pour les acteurs des deux côtés de l'équation qui veulent surmonter la frustration et l'échec.

Encore plus inspirant serait de s'éloigner du négatif – le simple évitement de l'échec et de la frustration – pour s'approcher du positif : une compréhension productive de ce qui peut être réalisé lorsque chaque partie joue bien son rôle institutionnel. Selon moi, le fardeau d'un tel changement incombe certainement au « fonctionnaire de carrière » et non pas au politicien élu. Après tout, c'est le fonctionnaire qui professe souvent la croyance qu'il possède la vérité.

Plutôt que de se limiter à la vérité, les fonctionnaires sont mieux en mesure de jouer leur rôle essentiel dans les démocraties lorsqu'ils s'efforcent de comprendre qu'ils doivent se préoccuper du contexte, de l'information, des faits contestables et incontestables, d'une perspective de concurrence. Parfois – souvent? – les fonctionnaires confondent la présentation de faits ou de points de vue importuns ou inconfortables avec la présentation de la vérité.

Aborder les politiciens élus – les preneurs de décisions légitimes – à l'aide de faits et d'information, ainsi que d'un contexte, d'un point de vue et des nuances, ne correspond certainement pas à la notion romantique voulant qu'on les aborde – ceux qui détiennent le pouvoir – avec la vérité. Mais les faits et l'information, tout comme le contexte, le point de vue et les nuances, sont exactement ce dont les décideurs ont besoin pour prendre de bonnes décisions. Romantique? Sans doute pas. Inestimable? Sans contredit.

Il incombe aux fonctionnaires de créer un environnement dans lequel les faits et l'information, ainsi que le contexte, le point de vue et les nuances sont accueillis positivement. En effet, le fonctionnaire hautement efficace s'efforce de créer un environnement dans lequel les politiciens élus le sollicitent activement et constamment. Certainement, nous apprécions tous la valeur de pouvoir mieux comprendre un problème? Certainement, nous apprécions tous la valeur de pouvoir mieux comprendre les conséquences d'une décision particulière?

Alors, quelque chose semble illogique ici. Une partie a certainement une valeur à offrir. L'autre partie a un intérêt manifeste à obtenir une telle valeur. Pourquoi une telle lacune? En d'autres termes, comment les fonctionnaires peuvent-ils réaliser cette dynamique selon laquelle leurs commentaires sont activement sollicités par les politiciens élus?

Un politicien élu doit d'abord et avant tout sentir qu'il peut avoir confiance que le fonctionnaire s'acquittera de ses propres responsabilités professionnelles. Ainsi, la fonction publique joue bien son rôle institutionnel. Elle exécute les programmes de manière efficace et rentable. Elle rassemble des faits. Elle soupèse les différents points de vue. Elle offre régulièrement des renseignements et des points de vue sur des questions administratives et stratégiques actuelles et nouvelles. Elle anticipe les situations. Elle résout les problèmes avant même qu'ils ne se manifestent. Elle donne des avertissements tôt sur des questions dont la fonction publique est consciente, mais qu'elle ne peut pas résoudre par elle-même sur le plan institutionnel, des questions qui finiront par obliger les politiciens élus à leur consacrer le temps ou l'attention nécessaires, ou le capital budgétaire ou politique approprié. C'est en assurant le bon fonctionnement des activités banales et quotidiennes de l'administration civile, sans drame excessif, ni effort excessif, ni coût excessif, que l'on renforce la confiance. Elle ajoute de la valeur au quotidien.

C'est-à-dire que la compétence institutionnelle de base est le précurseur de la confiance dans cette relation. C'est-à-dire aussi que les actions couronnées de succès doivent précéder les discours poétiques. L'acte posé aujourd'hui doit l'être bien avant que l'on puisse conseiller avec légitimité – avec confiance – sur ce qu'il faut faire pour la suite des choses demain.

Administrer avec compétence – bien jouer son rôle institutionnel le plus fondamental – est un enjeu manifeste à prendre en considération avant de pouvoir être perçu comme un acteur apprécié qui sera activement invité à dire la vérité aux personnes de pouvoir. Certainement, si vous ne vous soumettez pas à cette exigence essentielle correctement et de façon cohérente, pourquoi qui que ce soit manifesterait-il un quelconque intérêt pour les faits, l'information, le contexte, le point de vue ou les nuances que proposent les fonctionnaires?

Pour reprendre les écrits bien connus de Wittgenstein, ce dont on ne peut parler, il faut le taire. Dans la fonction publique, on pourrait modifier cet adage ainsi : quand on ne peut pas administrer avec compétence, il faut cesser de prétendre dire la vérité.

Conclusion

Les fonctionnaires doivent gagner leur place. Et la gagner de nouveau le lendemain. Et puis la regagner encore le surlendemain. Professer son expertise – qu'il s'agisse de la vérité ou autre – ne sera aucunement perçu de façon crédible par les personnes au pouvoir si l'on ne peut pas manifester systématiquement les conséquences quotidiennes de cette expertise.

Dire la vérité aux personnes au pouvoir est très certainement un fantastique outil d'apprentissage heuristique; après tout, c'est la raison pour laquelle cette notion est si bien établie à toutes les époques dans nos textes philosophiques. Dire la vérité aux personnes au pouvoir pose aussi une approche dramatique captivante; après tout, c'est la raison pour laquelle elle est si bien établie à travers l'histoire dans notre littérature, nos films et nos séries télévisées. Mais dire la vérité aux personnes au pouvoir est dangereux en tant que façon de penser pour les praticiens de l'administration publique. Plus vite nous l'abandonnerons (hormis le contexte de l'enseignement heuristique), mieux cela vaudra pour les fonctionnaires, les politiciens élus et l'institution même de la démocratie, qui est aujourd'hui dans le monde entier si menacée par une multitude de forces malsaines. Ne tolérez pas non plus que la démocratie soit menacée de l'intérieur par des acteurs qui comprennent mal leur rôle dans le fonctionnement d'une démocratie saine.


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