Transcription
Transcription : Série Le gouvernement de l'avenir : Bâtir un gouvernement adaptable
[Le logo de l'EFPC apparaît à l'écran, accompagné d'un texte indiquant « Webdiffusion »].
[L'écran passe à Alasdair Roberts dans un panneau de clavardage vidéo.]
Alasdair Roberts : Bonjour et bienvenue à toutes et tous. Selon l'endroit d'où vous vous joignez à nous, je vous souhaite un bon début de journée, un bon après-midi et une bonne soirée. Je m'appelle Al Roberts ou Alasdair Roberts au long, et je suis le chercheur invité à l'École de la fonction publique du Canada pour cette année scolaire. Je suis aussi professeur de politiques publiques à l'Université du Massachusetts, à Amherst. Je suis ravi d'être votre animateur ce matin et je vous remercie toutes et tous de vous joindre à nous.
Avant de commencer, je tiens à préciser que, puisque je me trouve à Ottawa-Gatineau, le territoire sur lequel nous nous réunissons est le territoire traditionnel et non cédé de la nation algonquine Anishinabeg. Comme nous travaillons toutes et tous à des endroits différents, vous travaillez nécessairement sur un autre territoire autochtone traditionnel. Je vous invite à prendre quelques instants pour réfléchir à cette question.
Nous avons organisé une excellente discussion pour vous et je tiens à ce que vous viviez la meilleure expérience possible. Je passerai donc en revue certains points d'ordre administratif avant d'entrer dans le vif du sujet. L'événement d'aujourd'hui se déroulera en anglais. L'interprétation simultanée est offerte si vous souhaitez suivre dans la langue de votre choix. Vous pouvez également accéder au service de transcription en temps réel par l'intermédiaire de la plateforme de webdiffusion. Pour ce faire, veuillez consulter le rappel de courriel que vous a envoyé l'École. Pour vous permettre de vivre pleinement l'événement, nous vous encourageons à vous déconnecter à partir de votre RPV, dans la mesure du possible. Si vous éprouvez des problèmes techniques, nous vous recommandons de rafraîchir le lien à la webdiffusion qui vous a été envoyé. Tout au long de l'événement, vous pouvez envoyer vos questions en cliquant sur le bouton « Participer » situé dans le coin supérieur droit de votre écran, dans les options vidéo. Nous avons prévu du temps pour répondre aux questions après les présentations de nos invités.
L'événement d'aujourd'hui a pour thème l'adaptabilité au gouvernement et je prendrai quelques minutes pour expliquer ce que cela signifie et pourquoi c'est important.
[Une diapositive apparaît avec le texte :
« Qu'est-ce que l'adaptabilité? »
« L'adaptabilité est la capacité d'un système politique à anticiper et à répondre efficacement aux défis à long terme »
« L'adaptabilité implique quatre tâches :
- la réflexion prospective sur les défis posés aux principaux intérêts nationaux
- l'invention de stratégies pour répondre à ces défis
- la légitimation de nouvelles stratégies
- l'exécution de nouvelles stratégies en rénovant les institutions et les pratiques »
« Les menaces à l'adaptabilité peuvent inclure :
- la fixation sur le court terme en raison des pressions électorales
- le manque d'investissement dans la "grande réflexionˮ sur les défis à long terme
- l'incapacité de parvenir à un accord politique sur les politiques essentielles
- l'incapacité à réformer les institutions ou à exécuter les politiques de manière compétente ».]
Nous commençons avec la prémisse selon laquelle nous vivons dans un siècle de turbulences. Évidemment, nous le savons : nous le vivons. Nous avons déjà connu une série de chocs importants au cours des 20 dernières années et nous pouvons nous attendre à ce que d'autres surviennent pendant les décennies à venir en raison, notamment, de changements climatiques, technologiques et démographiques. L'adaptabilité fait donc référence à la capacité de nos systèmes gouvernementaux dans leur ensemble de répondre aux situations qui évoluent rapidement. Nous pouvons diviser l'adaptabilité en quatre considérations. Il s'agit de la capacité à anticiper les dangers grâce à la réflexion prospective, de la capacité à inventer des stratégies pour répondre à ces dangers qui se profilent à l'horizon, de la capacité à établir un consensus politique sur une voie à suivre et de la capacité à réellement exécuter des réformes en modifiant les programmes et les institutions.
[Une diapositive apparaît avec le texte:
« Qu'est-ce que l'adaptabilité? »
« L'adaptabilité est la capacité d'un système politique à anticiper et à répondre efficacement aux défis à long terme »
« L'adaptabilité implique quatre tâches :
- Réflexion prospective sur le défis posés aux principaux intérêts nationaux
- Invention de stratégies pour répondre à ces défis
- Légitimation de nouvelles stratégies
- Exécution de nouvelles stratégies en rénovant les institutions et les pratiques »
« Les menaces à l'adaptabilité peuvent inclure :
- Fixation sur le court terme en raison des pressions électorales
- Manque d'investissement dans la « grande réflexion » sur les défis à long terme
- Incapacité de parvenir à un accord politique sur les politiques essentielles
- Incapacité à réformer les institutions ou à exécuter les politiques de manière compétente ».]
L'adaptabilité est un facteur essentiel à la survie et à la prospérité des pays dans le présent siècle. Ce sont les pays qui sont en mesure de se réinventer constamment afin de relever de nouveaux défis qui réussiront. Récemment, des critiques se sont toutefois demandé si des démocraties libérales comme le Canada sont en mesure de bien s'adapter. Ils ont notamment mentionné les pressions exercées dans les démocraties en faveur de la réflexion à court terme et les difficultés des systèmes fédéraux à faire collaborer différents ordres de gouvernements. Nous ne voulons évidemment pas compromettre notre engagement à l'égard de la démocratie et des droits de la personne. Nous devons plutôt chercher à savoir comment concevoir nos systèmes de gouvernance de manière à encourager l'adaptabilité tout en respectant ces valeurs fondamentales. Nous pouvons également nous demander si certaines démocraties exécutent mieux que les autres les tâches essentielles à l'adaptabilité et si nous pouvons instaurer des réformes pour parfaire nos compétences, et ainsi prévoir les défis à long terme en vue de les relever. Ce sont des questions cruciales, pas seulement pour le Canada, mais pour tous ses partenaires démocratiques. Nous avons la chance aujourd'hui d'avoir un panel d'experts extraordinaires qui peuvent nous aider à réfléchir à ces questions. Je vous les présente sans plus tarder.
Notre premier invité est Geoff Mulgan. Il est professeur d'intelligence collective, de politiques publiques et d'innovation sociale à l'University College de Londres. Au cours de sa carrière extraordinaire et variée, il a été journaliste, dirigeant du groupe de réflexion Demos et directeur de l'unité stratégique et de l'unité du rendement et de l'innovation au cabinet du premier ministre Tony Blair. Il a écrit plusieurs livres, y compris « The Art of Public Strategy, » qui fut publié en 2009, et « Another World Is Possible: How to Ignite Radical Political Imagination », son dernier ouvrage paru l'automne.
Notre prochaine suivante est Yamini Aiyar. Elle est présidente et directrice générale du centre de recherches en politiques de Delhi, en Inde. Madame Aiyar est diplômée de l'Université de Delhi, de l'Université Cambridge et de la London School of Economics. Elle est très réputée pour ses réflexions sur les questions de gouvernance et de responsabilisation en Inde, la démocratie la plus peuplée au monde et, en fait, depuis cette année, le pays le plus peuplé au monde. Elle est également une dirigeante dynamique, dont les initiatives ont fait du centre de recherches en politiques le groupe de réflexion sur les politiques publiques le plus stimulant et le plus respecté en Inde à l'heure actuelle.
Notre troisième invitée est Jennifer Ditchburn, qui est présidente et chef de la direction à l'Institut de recherche en politiques publiques, organisme qui a célébré en novembre son cinquantième anniversaire en tant que principal groupe de réflexion du Canada en matière de politiques publiques. Avant de se joindre à l'Institut, Mme Ditchburn a été journaliste pendant deux décennies, couvrant les affaires nationales, remportant trois prix au Concours canadien de journalisme et le prestigieux prix Charles-Lynch pour sa couverture exceptionnelle de grands enjeux nationaux. Mme Ditchburn a transformé le magazine Options politiques de l'Institut en un forum numérique dynamique à l'imposant lectorat. En tant que dirigeante de l'Institut, elle s'est associée à l'École de la fonction publique du Canada et à des écoles de politiques d'un bout à l'autre du pays afin d'encourager le dialogue national sur la gouvernance et la démocratie.
Dans le cadre de l'événement d'aujourd'hui, chacune et chacun de nos invités s'exprimera sur le sujet pendant 10 minutes, puis nous amorcerons la conversation. Encore une fois, je vous invite à nous faire part de vos questions au fur et à mesure. J'invite tout d'abord notre premier invité, Geoff Mulgan, à nous présenter ses observations préliminaires sur la façon dont nous pouvons bâtir des systèmes politiques adaptables. Bonjour et bienvenue, Geoff. La parole est à vous
Geoff Mulgan : Merci beaucoup, Al, et merci de m'avoir invité à comparaître devant vous. J'espère que nous aurons trouvé des réponses d'ici la fin de la séance. J'ignore si j'ai les réponses à votre question. Je dirais d'abord que les mots changement et adaptabilité ne sont pas des synonymes.
[Geoff Mulgan apparaît dans un affichage distinct du vidéoclavardage.]
À mon avis, les citoyennes et les citoyens veulent, entre autres choses, que le gouvernement fasse preuve d'un certain niveau de stabilité, de légitimité et de prévisibilité, particulièrement si d'autres éléments évoluent rapidement. L'an dernier, trois premiers ministres se sont succédé dans mon pays, ce qui nous rappelle que le changement n'est pas toujours une vertu, mais que l'adaptabilité est cruciale. Il y a probablement trois aspects qu'il faut garder à l'esprit. Il faut s'adapter lorsque de nouvelles tâches deviennent importantes, comme la gestion d'une pandémie ou l'atteinte de la carboneutralité, qui anime la majeure partie de l'Europe. Comment peut-on concrètement repenser son gouvernement afin d'atteindre des objectifs radicaux en matière de réduction des émissions de carbone? Il peut y avoir de nouveaux outils auxquels vous devez vous adapter. On trouve une multitude de nouveaux outils liés aux données et à l'intelligence artificielle. L'intelligence collective, sur laquelle je travaille la majeure partie du temps, commence à être utilisée dans les gouvernements. Il y a également les nouvelles demandes des citoyennes et des citoyens, dont les attentes évoluent constamment. Pensons par exemple à la santé mentale, qui, selon des sondages menés récemment partout dans le monde, est aussi importante aux yeux du public que l'est la santé physique dans l'élaboration de politiques. Cependant, les gouvernements de partout dans le monde orientent encore presque toutes leurs ressources et leurs institutions sur la santé physique.
Voici donc les aspects. En ce qui concerne la façon de devenir un gouvernement adaptable, comme vous l'avait mentionné dans votre introduction, Al, il faut notamment comprendre le chemin et le paysage qui se profilent à l'horizon. De nombreux gouvernements ont des capacités en matière de prévoyance, d'analyses de l'horizon et de scénarios dont les niveaux d'efficacité varient, en partie parce qu'il est très difficile de prédire l'avenir. Parmi ceux que je connais le mieux, notons Singapour, qui possède une équipe très solide : le centre des avenirs stratégiques au cabinet du premier ministre. Au cours de nombreuses années, elle a tenté, de façon très systématique, de prévoir toutes sortes de sujets, allant d'éventuelles catastrophes à une économie future à croissance nulle. Je crois que cette équipe nous dirait que la question n'est pas de prévoir l'avenir, mais d'habituer les représentants et les ministres aux possibilités avant que celles-ci ne se concrétisent.
Certains pays sont en engagés envers l'avenir dans leurs législatures. La Finlande en a un et a tenu un grand rassemblement de législatures il y a quelques mois. Le Pays de Galles, au Royaume-Uni, a créé il y a quelques années un nouveau rôle de commissaire aux générations futures, qui a le mandat de garantir que les décisions que le gouvernement prend maintenant tiennent compte des prochaines générations. Quoiqu'il en soit, nous reviendrons peut-être à ce qui fonctionne ou ne fonctionne pas dans ce genre de situation, c'est-à-dire à la perception de la tâche future. C'est là que la capacité de se redéployer devient très pratique sur le plan de la bureaucratique. Un gouvernement qui est adaptable doit pouvoir orienter les gens vers de nouvelles tâches, doit pouvoir redéployer des fonds et doit pouvoir repenser ses structures en fonction des besoins actuels, et non ceux d'il y a 20, 30 ou 50 ans. Qui plus est, la plupart des gouvernements incapables de le faire.
Je suis entre autres obsédé par le sujet incroyablement ennuyeux que sont les finances publiques, qui, à mon avis, sont embourbées depuis environ une génération et ne conviennent tout simplement pas aux besoins d'aujourd'hui sous leur forme actuelle. On le constate de façon très évidente dans les dépenses axées sur les personnes. Ainsi, tout gouvernement qui s'engage à investir dans la construction d'une route, d'un pont ou d'un aéroport, a recours à des méthodes sophistiquées d'évaluation des investissements. Toutefois, si les dépenses sont axées sur les personnes, dans les domaines de l'éducation, de la santé ou des connaissances en recherche et développement, par exemple, elles sont traitées en tant que dépenses annuelles et leur incidence ne fait l'objet d'aucun suivi, et on n'utilise pas de données ou l'intelligence artificielle pour rendre le système financier intelligent. Selon moi, l'une des tâches qui nous attendent cette décennie sera de réellement régler ce problème. Il existe un écart important entre ce que nous avons et ce dont nous avons besoin, ce qui, en retour, rend difficile le déploiement de ressources dans les domaines qui seront les plus rentables dans 5, 10 ou 20 ans. Je pense notamment à l'éducation des jeunes enfants, aux mesures préventives en santé ou à ce que l'on appelle le réinvestissement dans la justice.
L'organisation de l'intelligence sous tous les angles deviendra, à mon avis, un aspect important de la question de l'adaptabilité. À la fin de l'année dernière, j'ai mené une étude dans laquelle j'examinais à l'échelle mondiale, y compris pour tous les pays qui participent à cet appel, la façon dont différents pays et gouvernements avaient géré l'intelligence pendant la pandémie, comment ils avaient organisé les données, comment ils avaient organisé les éléments probants, comment ils avaient puisé dans les connaissances tacites de première ligne, comment ils ont fait preuve de créativité et réglé des problèmes, et comment ils ont prévu la suite des choses. Il en est ressorti un paysage extraordinaire, très différent, selon moi, de ce que nous avions vu par le passé. Certains pays, qui sont peut-être très surprenants, ont très très bien réussi et ont fait preuve d'une grande créativité. Certains pays, comme le mien, qui, à certains égards, possèdent des capacités gouvernementales depuis beaucoup plus longtemps, ont très mal géré la crise. Il en ressort, selon moi, une possibilité d'organiser le gouvernement d'une nouvelle façon, en plaçant le renseignement en son centre et en éliminant les divisions cloisonnées. Il faut éliminer le cloisonnement non seulement entre les fonctions, comme la santé, l'éducation et les finances, mais aussi celui que l'on trouve entre les statistiques, les données et les éléments probants, et tous les différents types d'intelligence pertinents aux connaissances. Nous reviendrons peut-être sur ce sujet.
Finalement, il y a peut-être cette question de l'imagination. Comme vous l'avez mentionné, j'ai écrit un livre l'an dernier sur l'imagination sociale et politique. Je crois que la gouvernance exige entre autres d'aider la société dans son ensemble, pas seulement de savoir ce que l'avenir pourrait réserver en ce qui concerne les menaces, les catastrophes écologiques, la prise de contrôle par les drones ou l'invasion par un voisin, mais aussi quelles sont les possibilités positives à saisir. À quoi notre système d'aide sociale, notre démocratie et notre système de santé pourraient-ils ressembler dans une génération? Cette capacité s'est considérablement érodée dans de nombreux pays. De nombreuses personnes bien informées et très éduquées peinent à imaginer un avenir enviable dans une génération ou plus. En retour, cela rend difficile, selon moi, de trouver des façons saines de s'adapter pour répondre aux besoins à long terme. Dans mon livre, je me penche sur les outils qui sont peut-être en train d'être mis au point dans les universités et au sein des gouvernements, jusqu'aux musées de l'avenir, comme celui de Dubai, qui aident, d'une certaine façon, la population, encore une fois, à s'adapter aux possibilités futures. De manière générale, toutefois, nous n'avons pas ce genre d'institutions. Nous ne disposons pas de cette main-d'œuvre intellectuelle qui faciliterait la réadaptation des ressources afin de surmonter tous les obstacles.
Permettez-moi de dire une dernière chose. Vous avez mentionné dès le début que les démocraties et les démocraties fédérales éprouvent peut-être plus de difficultés que les autocraties. Je ne suis pas sûr que cela soit le cas. Au cours de la pandémie, des gens ont mentionné à quelques reprises que les pays autoritaires allaient de toute évidence mieux s'en tirer. Nous disposons maintenant de toutes les données. Ce n'est certainement pas le cas. Bon nombre de personnes ont dit par le passé que les pays autoritaires allaient, bien entendu, mieux gérer les changements climatiques parce qu'ils peuvent imposer des sacrifices à leurs citoyennes et leurs citoyens, contrairement aux démocraties. Encore une fois, cela ne saute pas du tout aux yeux. Cependant, d'une certaine façon, cela devrait nous pousser à réorganiser la gestion des connaissances, de l'argent et des mesures dans des systèmes répartis à plusieurs niveaux. Encore une fois, nous y reviendrons peut-être plus tard; je suis d'avis que l'avenir de la gouvernance dans des pays comme le Canada, les États-Unis ou l'Australie réside dans les nouvelles façons d'organiser les connaissances et les données communes de manière à ce que le système dans son ensemble s'adapte en parallèle.
Je m'arrête après cette phrase, je vous le promets. À certains égards, la pandémie a représenté un défi extraordinaire pour les gouvernements de partout dans le monde. De manière générale, ils ont extrêmement bien réussi à s'adapter. En effet, en une ou deux semaines, bon nombre d'entre eux ont réussi à créer de nouveaux systèmes d'aide sociale, sont passés à l'enseignement en ligne et ont imposé des restrictions draconiennes, et ce, sans s'effondrer. Le véritable défi pour nous est de savoir si nous pouvons être aussi adaptables, ou efficaces, lorsqu'il s'agit de crises qui évoluent plus lentement, comme les changements climatiques, le vieillissement de la population et la méfiance à l'égard des institutions. J'espère que nous consacrerons notre énergie à relever ce défi. Merci, Al.
Alasdair Roberts : Merveilleux. Merci, Geoff. Je cède maintenant la parole à Yamini Aiyar, qui nous parle en direct de Delhi. Bonsoir, Yamini, je vous laisse prendre le contrôle de l'écran.
[Yamini Aiyar apparaît dans un affichage distinct du vidéoclavardage.]
Yamini Aiyar : Merci. Je vous remercie, Al, de m'avoir invitée à cette conversation fascinante et vraiment importante. Nous parlons beaucoup d'adaptabilité dans les conversations sur la gouvernance en Inde, mais, en toute honnêteté, il demeure, selon moi un écart considérable en ce qui concerne notre compréhension de ce qu'est l'adaptabilité, particulièrement dans le contexte des bureaucraties, qui sont, par définition, intégrées dans une structure hiérarchique et en vase clos. Il s'agit essentiellement de leur modus operandi et, à certains égards, du seul monde que les bureaucraties connaissent et dans lequel elles évoluent. Et soudainement, on s'attend à ce que ces processus et les systèmes accomplissent quelque chose qui semble bien, mais qui demeure un mystère. Cette idée d'adaptabilité, qui, à mon avis, consiste essentiellement à réagir de façon à ce que la capacité puisse recevoir des boucles de rétroaction de grande qualité pour comprendre les réalités du terrain, d'une part. D'autre part, certainement pour les bureaucraties que nous voyons en Inde, qui ont hérité de structures coloniales et se sont adaptées, mais surtout dans le cadre des structures coloniales dans lequel nous en avons hérité, dont les modes de fonctionnement demeurent très ancrées dans un monde du XVIIIe siècle, est cette idée d'être soudainement réceptif aux changements et aux réalités à l'échelle locale d'un côté, et de les absorber et d'en tirer des enseignements de l'autre, afin de trouver des stratégies novatrices pour répondre de manière à fermer cette boucle de rétroaction.
Il s'agit fondamentalement de l'antithèse des structures bureaucratiques et on s'attend à tout cela dans un contexte d'un monde en évolution rapide et axé sur la gestion de crise. Alors, que voulons-nous dire? Comment pouvons-nous le comprendre? Après avoir compris les défis que pose l'adaptabilité, nous devons nous demander ce qu'il faudra pour trouver des idées de gouvernance adaptative. D'un point de vue normatif, je crois que tout le monde dans cette salle s'entendent sur le fait que la faculté d'adaptation, ou l'adaptabilité, est une caractéristique essentielle de la gouvernance au XXIe siècle qui peut être réceptive aux crises dynamiques mêmes avec lesquelles la gouvernance sera aux prises. C'est d'ailleurs ainsi que vous avez formulé la question au départ. En guise de point de départ, permettez-moi de présenter trois défis fondamentaux que je constate souvent dans le contexte indien. Je tiens à insister sur ce point, car l'Inde est aux prises avec des crises mondiales à un point où elle n'a pas encore relevé efficacement les défis du XIXe siècle de fournir des services publics de base et de grande qualité à ses citoyennes et ses citoyens.
Nous devons donc composer avec ces deux éléments différents. Même en ce qui concerne ces défis, le genre de défis du XIXe que représentaient la santé, l'éducation et les services publics, on a assisté à un changement très fondamental, particulièrement à partir des années 80 et plus profondément depuis les années 90, au niveau de la réflexion mondiale et du rôle que joue le gouvernement dans la prestation de services publics de qualité grâce à une participation accrue des citoyennes et des citoyens au processus de gouvernance. C'est devenu un principe accepté, qui a été adopté rapidement dans le contexte indien. Lorsque l'on examine nos documents de politique sur la santé, l'éducation, la protection sociale ou la nutrition, peu importe la façon dont vous voulez le présenter, on ne cesse de répéter qu'il faut adopter l'idée de la participation citoyenne, de la planification participative, de la surveillance participative et de la responsabilité sociale dirigée par les citoyennes et les citoyens. Un vaste éventail de ces outils adoptés correspondent selon moi à l'idée que nous nous faisons de la gouvernance adaptable. Le problème réside dans le fait qu'une structure conçue pour être hiérarchique et qui est fondamentalement conçue pour répondre à l'impulsion barbare des règles, des structures et des processus, doit soudainement lancer un appel aux citoyennes et aux citoyens et les faire participer à ce qui est essentiellement un processus de délibération, se trouve totalement en porte-à-faux.
Le premier défi, à mon avis, consister donc à savoir comment réfléchir à l'adaptabilité à partir d'un système qui est ancré dans des normes barbares. Sur papier, du moins, parce qu'un ensemble complet de normes officieuses entre en jeu. Nous y reviendrons plus tard. Étant donné que l'adaptabilité concerne, par définition, la délibération, le dialogue et la sollicitation à différents niveaux, il faut donc adopter ces normes de délibération, qui posent fondamentalement un défi pour la bureaucratie. Le deuxième élément, selon moi, a beaucoup à voir avec le genre de problèmes fédéraux auxquels nous nous heurtons dans le contexte indien. Je le répète, je crois que cette réalité rejoint de nombreux autres contextes fédéraux. Le défi est fondamentalement un souque à la corde entre les impulsions de la centralisation et de la décentralisation. C'est la meilleure façon dont je peux le décrire. Les économies deviennent de plus en plus intégrées et, comme on peut le constater, les gens bougent davantage, et il faut aussi composer avec une divergence croissante au sein des pays, n'est-ce pas? Dans le contexte indien, par exemple, après 1991, lorsque l'Inde a adopté une trajectoire de croissance économique dirigée par le marché, l'activité économique a explosé : le produit intérieur brut (PIB) de l'Inde affichait des taux de 8 %, voire de 9 % et, sur une bonne période de 15 ans, il s'établissait en moyenne à 7 % à 8 %. Tout le monde s'attendait donc à ce que les trajectoires de croissance divergentes au départ finissent par converger, à mesure que l'économie continuait de croître. Cela ne s'est pas produit.
Nous avons donc constaté une augmentation de l'inégalité, de l'inégalité spatiale au pays. Par conséquent, la mobilité des gens augmente, car ils quittent les régions pauvres pour s'établir dans des régions relativement plus productives. À certains égards, il y a donc une divergence accrue en ce qui concerne l'inégalité, mais aussi la mobilité accrue, et par conséquent l'intégration, pour ce qui est de la circulation des personnes, ainsi que des biens et services. On constate donc ce jeu de traction et de pression, parce que l'intégration, par définition, exige presque d'avoir un certain niveau de centralisation. L'Inde, par exemple, a adopté une taxe sur les produits et services, où les gouvernements d'État, les gouvernements infranationaux, ont abandonné leur autonomie budgétaire dans une plus grande mesure afin de pouvoir participer à ce régime de taxe sur les produits et services, qui est essentiellement un régime de taxation intégré. En même temps, on constate une immense inégalité spatiale, ce qui fait en sorte que les régions de l'Inde qui produisent et en fait créent de la productivité afin de contribuer à la taxation sont celles qui donnent leurs taxes aux régions consommatrices de l'Inde, qui ne sont pas aussi productives. Cette situation cause donc ses propres défis en matière d'égalité, c'est-à-dire garantir des normes minimales de services publics dans l'ensemble des régions et, par-dessus tout, permettre l'adaptabilité. En effet, et je le répète, l'adaptabilité exige à différents ordres de gouvernements de faire des concessions et de répondre aux appels et aux pressions. Voici donc le deuxième défi qui se pose.
J'en veux maintenant aborder le troisième défi, duquel le conférencier précédent a aussi parlé, je crois, et il s'agit essentiellement du défi que pose la démocratie. Partout dans le monde, et l'Inde ne fait certainement pas figure d'exception; nous sommes soumis aux principes fondamentalement acceptés de la démocratie et des institutions démocratiques. En Inde, par exemple, il s'agit des 73e et 74e amendements constitutionnels, qui ont créé des gouvernements autonomes locaux intégrés dans le principe démocratique de l'auto-gouvernance, à savoir des gouvernements locaux élus habilités et qui avaient des pouvoirs à exécuter. Ces institutions démocratiques traversent des crises importantes. En Inde, par exemple, les gouvernements locaux représentent à peine 5 % des dépenses publiques totales et ne perçoivent pratiquement aucune taxe. Les gouvernements infranationaux sont censés créer des commissions des finances de l'État qui consacrent leurs ressources à ces gouvernements locaux. Ils ont activement choisi de ne pas le faire, ce qui nuit à cette institution démocratique fondamentale et centralise la gouvernance en ce sens. Si une forme beaucoup plus autoritaire ou une forme autoritaire électorale de démocratie évolue et fait surface, les institutions traditionnelles de délibération démocratiques, comme le parlement et les assemblées législatives, où les dialogues et les discours ont lieu et qui sont au cœur de l'adaptabilité, ne fonctionnent plus de la façon et sous la forme dont elles le devraient. Et, voilà l'élément le plus important, encore une fois, dans le contexte indien, dans tous les partis politiques, la démocratie est pratiquement inexistante. Encore une fois, cela crée un contexte où la capacité de comprendre les réalités sur le terrain et d'y réagir, ainsi que de consulter les gens pour élaborer des politiques qui reflètent la nature dynamique des crises avec lesquelles nous sommes aux prises, entre en jeu.
Il y a donc trois défis, comme je l'ai mentionné. Le premier étant le défi pour les structures hiérarchiques de devenir axées sur les délibérations. Le deuxième étant le jeu de traction et de pression entre la centralisation et la décentralisation, car on constate une inégalité plus marquée, ainsi qu'une plus grande intégration sous la forme de la circulation des personnes et des produits et services. Bien entendu, les crises climatiques ne feront qu'exacerber tous ces éléments. Le troisième défi étant la tendance à saper les institutions démocratiques de base et les structures démocratiques, en fonctionnant de façon beaucoup plus autoritaire que les normes et principes véritablement démocratiques, ce qui rend difficile l'adaptabilité. Comment surmonter ces obstacles? Je n'ai pas de bonne réponse à donner. À mon avis, nous sommes en plein cœur de ce problème. Je terminerai mes observations préliminaires par une dérobade : le fait de reconnaître le problème est la première étape du processus de recherche de solutions et j'espère que nous pourrons en discuter davantage en cours de route.
Alasdair Roberts : Merveilleux. Merci, Yamini. Je cède maintenant la parole à Jennifer Ditchburn, qui se joint à nous à partir d'Ottawa. Jennifer.
Jennifer Ditchburn : Merci, Al. Kwe. Bonjour. Hello.
[Jennifer Ditchburn apparaît dans un affichage distinct du vidéoclavardage.]
En fait, bon début de journée à ceux qui se trouvent à Ottawa. J'en profite pour remercier les autres panélistes. C'est vraiment une conversation très intéressante. Lorsque j'ai reçu les documents d'information sur cet événement, j'ai pensé à tous les différents défis et dangers avec lesquels le Canada est aux prises actuellement. Nous venons en fait d'en vivre tout un : la pandémie de COVID-19. Nous pourrions avoir une conversation très intéressante sur la mesure dans laquelle le pays s'est adapté adéquatement ou pas à cette crise. En fait, l'Institut est en train d'organiser une conférence, qui se tiendra en juin, sur les enseignements que nous avons tirés pendant la pandémie et sur la façon dont nous pouvons rendre nos institutions plus résilientes. En fait, je sens que triche un peu pendant cette conversation, préalable à la conférence de juin. Je pourrais parler de beaucoup de choses qui se sont passées au Canada en ce qui concerne l'adaptabilité. Songeons, par exemple, à la crise du logement et à l'échec des gouvernements canadiens à s'adapter à la présence de nouveaux acteurs perturbateurs comme Airbnb et les spéculateurs internationaux. Nous pourrions également parler du système d'éducation. Nous savons qu'il est essentiel, pour l'avenir du pays, de soutenir les études supérieures et de garantir que nous possédons des travailleurs qualifiés pour l'avenir. Les gouvernements provinciaux ont toutefois renoncé à leur responsabilité en matière de financement et permis à ces établissements de devenir extrêmement dépendants d'étudiants internationaux afin de poursuivre leurs activités. Yamini, vous avez parlé des politiques, des structures et des structures de gouvernance du XVIIIe siècle en Inde. Au Canada, nous avons une loi qui date du XIXe siècle, la Loi sur les Indiens, qui est toujours en vigueur près de 150 ans plus tard, et ce, même si elle étouffe l'adaptabilité, la prospérité et les droits des communautés autochtones. On trouve une multitude d'exemples, mais je me concentrerai sur un seul, qui illustrera, à mon avis, la façon dont la capacité d'adaptation du Canada est mise à rude épreuve. Je ferai quelques réflexions sur la raison pour laquelle notre capacité d'adaptation, ici, au Canada, est si faible.
Je dirige l'Institut de recherche en politiques publiques, l'un des plus vieux groupes de réflexion du pays, qui est en fait plutôt jeune. Nous avons célébré notre 50e anniversaire l'an dernier. Par définition, nous sommes censés avoir une réflexion à long terme et aider les gouvernements à prévoir les défis, et les possibilités, comme Geoff le mentionnait. Ce n'est pas l'apocalypse. Nous voyons aussi un avenir plus brillant. Dans les années 80, par exemple, nous avons fait un important travail pour le gouvernement sur l'environnement et aidé aux préparatifs en vue du Sommet de la Terre de Rio de 1992. Certaines personnes à l'écoute se souviennent peut-être de cette période. Cette conférence a donné naissance à la convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, entre autres. Je suis arrivée à Ottawa en 1997, la même année où le Protocole de Kyoto visait à mettre en œuvre la convention de 1992 et à établir des cibles de réduction des émissions de gaz à effet de serre. J'ai donc commencé un genre de danse, un tango très étrange, qui avançait et penchait en arrière et en avant, sur l'action en matière de changements climatiques, au Canada. Pendant de nombreuses années, la tarification du carbone, que l'on appelle de façon péjorative la taxe sur le carbone, était un tabou politique au gouvernement. Même le Nouveau Parti démocratique à un certain moment, ne voulait ni parler de la tarification du carbone ni y faire référence dans ses propres programmes électoraux. Des plans ont été créés et abandonnés en grande partie, et je me souviens très bien de cette période, parce que j'assistais tous les deux ou trois ans à une conférence de presse sur l'action climatique organisée par un ministre de l'Environnement ou un autre et c'est devenu un genre de tragicomédie où les annonces liées aux changements climatiques ne menaient finalement nulle part. À la fin 2016, et je sais que de nombreuses personnes qui sont des nôtres aujourd'hui s'en souviendront, il a semblé, pendant un bref instant, que le Canada faisait un pas en avant au lieu d'un pas de côté ou en arrière en matière d'action climatique, quand le gouvernement a promis un cadre pancanadien sur la croissance propre et les changements climatiques, que les provinces ont acceptés. Cependant, ce moment de paix, et je dirai paix entre guillemets, s'est érodé rapidement, car de nouvelles élections dans les provinces et les territoires ont amené un tout nouvel ensemble d'acteurs.
Deux ans plus tard, en 2018, les vérificateurs généraux de tout le Canada ont publié un rapport mixte sur l'action liée aux changements climatiques au Canada. À cette époque, en 2018, le rapport concluait que la plupart des provinces et territoires et le gouvernement fédéral n'avaient pas élaboré de plans détaillés d'adaptation aux changements climatiques. Les vérificateurs avaient conclu qu'il n'y avait qu'une coordination limitée en matière d'action liée aux changements climatiques dans la plupart des gouvernements, et que 7 des 12 provinces et territoires, vous m'avez bien entendue, n'avaient aucune cible de réduction des émissions. N'oubliez pas que nous étions à ce moment-là 20 ans après la ratification du Protocole de Kyoto. Je ne veux pas être trop négative. L'intensité des émissions pour l'économie dans son ensemble a baissé de 39 % depuis 1990 et de 26 % depuis 2005, selon les données de 2022. Les émissions du secteur pétrolier et gazier, cependant, ont augmenté. Pourtant, le secteur privé du Canada craint que les cibles, les lois et les règlements établis par un gouvernement puissent être annulés par un autre. Ce point est fréquemment soulevé dans les conversations et il est considéré comme un obstacle à l'investissement au Canada et aux nouvelles technologies et solutions environnementales. Au Royaume-Uni, en revanche, et Geoff en sait beaucoup à ce sujet, une loi sur les changements climatiques, qui édicte des cibles d'émissions par l'intermédiaire de budgets de carbone quinquennaux, est en place depuis 15 ans. Entretemps, bien entendu, les gens d'Ottawa se souviendront du derecho que nous avons vécu. Les changements climatiques font toutefois partie de la vie quotidienne des Canadiennes et des Canadiens. Pensons aux rivières atmosphériques, aux dômes de chaleur, aux incendies de forêt catastrophiques, aux tornades, aux vents violents et aux tempêtes. Les politiques publiques liées à l'action relative aux changements climatiques et à l'adaptation au climat n'ont pas suivi le risque, même si nous comptons sur 30 années solides de politiques internationales et de projections qui nous disent exactement, ou plus ou moins, à quoi nous attendre. Le monde commence à subir d'importants changements au chapitre de la demande énergétique, mais le Canada a été incapable de s'adapter rapidement, et nous serons confrontés à d'importants problèmes liés à l'électrification. L'absence de réseau électronique d'est en ouest en est un exemple. Nous ne disposons pas d'une bonne infrastructure pour les véhicules électriques et nous n'avons pas actuellement une conversation nationale sophistiquée en cours sur l'incidence qu'aura la transition énergétique sur les collectivités d'un bout à l'autre du pays.
Je brosse un portrait très sombre de la situation, mais je présenterai quelques réflexions sur la raison pour laquelle je crois que le gouvernement prend du temps à s'adapter. J'ai donné l'exemple des changements climatiques. Je suis certaine que de nombreuses personnes qui sont à l'écoute sont vraiment plus experts que moi dans ce domaine de politique en particulier, mais voici certaines raisons pour lesquelles je crois que l'adaptabilité est si difficile. La principale, à mon avis, est ce que l'on appelle la campagne permanente. Beaucoup de grands spécialistes au Canada se sont penchés sur la notion de campagne et son évolution au cours des dernières années. Je citerai toutefois la spécialiste canadienne Anna Esselment, qui décrit ainsi la campagne permanente comme des manœuvres électoralistes entre élections lorsqu'aucune campagne n'est en cours. Le concept saisit clairement l'essence du recours, pendant ce processus, à des stratégies et tactiques habituellement utilisées dans le contexte des campagnes. Les partis politiques s'adonnent à des activités de campagne permanente pour deux raisons : pour faire progresser leur programme actuel et pour se positionner en vue de la prochaine bataille électorale. Les experts font ressortir deux principaux facteurs qui sous-tendent la campagne permanente. L'un d'eux est une baisse constante de la partisanerie au sein de la population, ce qui signifie que les partis politiques tentent toujours d'attirer et de former une coalition gagnante minimale d'électeurs afin de prendre ou de garder le pouvoir. L'autre facteur, au Canada du moins, est le changement apporté aux règles de financement il y a environ 15 ans, ce qui signifie que ce sont des donateurs particuliers au Canada, et non plus des entreprises, qui sont essentiels à la réussite d'un parti politique. Ces partis doivent donc cultiver et pourchasser continuellement ces électeurs et leur argent, et trouvent des points de clivage et des questions politisées pour accéder à cet argent.
Donc, dans le contexte de la campagne permanente, qui repose naturellement sur un raisonnement à court terme relatif aux élections, le raisonnement à long terme occupe une place de second plan. Les politiciennes et les politiciens qui tentent de créer cette coalition gagnante minimale à l'heure actuelle ne s'intéressent pas vraiment aux investissements dispendieux à long terme dont le pays a besoin pour s'adapter à ce qui se profile à l'horizon. Par conséquent, les fonctionnaires doivent se concentrer davantage sur la gestion des enjeux et sur les communications que sur l'élaboration de politiques à long terme. Je ne m'éterniserai pas, parce que je suis certaine que de nombreuses personnes ont des réflexions à ce sujet. Ce genre d'approche à l'égard du gouvernement, à savoir la campagne permanente, peut toutefois finir par susciter du cynisme chez les électrices et les électeurs canadiens. Lorsque la motivation est de trouver les questions qui divisent les Canadiennes et les Canadiens afin de les exploiter, il est très difficile plus tard d'atteindre le consensus politique nécessaire quand on est réellement confronté à un problème grave, et la pandémie en est le parfait exemple. Le deuxième facteur important que je tiens à mentionner est la structure de la prise de décisions nationale dans une fédération très décentralisée. Les différents ordres de gouvernement au Canada demeurent manifestement très cloisonnés. Pour revenir à ce dont Geoff parlait plus tôt, l'échange de données est extrêmement mauvais et les données sont réellement au cœur d'une prise de décisions intelligente, ce qui rend en fin de compte notre pays plus résilient. La vérificatrice générale a fait ressortir certains des écarts, par exemple, la surveillance d'une maladie infectieuse dans l'un des rapports présentés récemment, et ce, même après qu'une série de recommandations ait été présentée à la suite de la crise du SRAS il y a de nombreuses années. En outre, cette campagne permanente dont je parlais également se fait aussi sentir sur les relations intergouvernementales, étant donné que les différentes administrations font part de leurs doléances entre les provinces, les territoires et le gouvernement fédéral afin de tenter de marquer des points politiques. Cette situation a alimenté la rancune de personnes qui habitent dans différentes régions du pays. L'IRPP participe à l'enquête Confédération de demain, qui, depuis plusieurs années, mène des sondages annuels à l'échelle du pays sur différents points, ce qui nous permet d'avoir des données comparatives. On avance, par exemple, dans nos plus récents résultats, que les habitantes et les habitants de la Saskatchewan sont ceux qui ont le plus de rancune à l'égard des autres régions du pays, car ils estiment qu'ils apportent plus que leur juste contribution au pays que les autres provinces. À un niveau plus opérationnel, il est difficile pour les petites administrations de suivre le rythme des consultations et de l'élaboration de politiques du gouvernement, car il s'agit souvent de petits gouvernements, dont l'effectif est plus petit, et j'inclurai les gouvernements des Premières Nations dans cette catégorie.
Lorsque nous avons voyagé d'un bout à l'autre du pays, l'an dernier, des représentantes et des représentants provinciaux nous ont fait part de leur confusion, lorsqu'ils cherchent à comprendre la politique climatique fédérale, par exemple, et à comprendre où s'en va le raisonnement fédéral sur certaines décisions stratégiques importantes. Il y a aussi, bien entendu, la question du chevauchement des cadres stratégiques et des systèmes de réglementation. Une conversation très importante se tient actuellement sur la question de savoir si les projets d'envergure peuvent être lancés assez rapidement au Canada afin d'aider le pays faire concurrence à l'échelle mondiale. Pensons, par exemple, à l'exploitation des minéraux critiques ou du gaz naturel liquide. Les évaluations environnementales menées par les gouvernements provinciaux et territoriaux, et par le gouvernement fédéral, se penchent parfois sur les mêmes éléments exactement sans être coordonnées. Ces questions sur le fonctionnement de la communauté fédérale sont essentielles parce que nous avons de nombreux défis nationaux à régler. Pour exécuter une action coordonnée, il faudra donc un leadership qui voit plus loin que les considérations politiques et locales à court terme. Nous pourrions aussi parler des différentes structures qui existent au sein de la fédération et qui aideraient à favoriser une plus grande collaboration. En fait, c'est une conversation qu'il faut avoir.
J'ai presque terminé. Je dirai seulement qu'au niveau de la fonction publique, et je ferai attention à ce que je dis étant donné le public, de nombreuses voix en appellent à une modernisation et à une réforme. D'anciens greffiers, comme Paul Tellier et Michael Wernick, ainsi que des universitaires comme Donald Savoie, Amanda Clarke et Rob Shepherd, ont lancé ce genre d'appels. On trouve beaucoup de commentaires dans Options politiques à ce sujet au cours de la dernière année. Nous pourrions aussi avoir une conversation très intéressante sur la Loi fédérale sur la responsabilité et ses conséquences sur l'adaptabilité du gouvernement. En fait, certains disent que cette loi a nourri une culture axée sur la protection de ses arrières au sein de la fonction publique au lieu d'une culture dynamique et itérative. Si l'on pense à l'adaptabilité au niveau personnel, il s'agit d'être en mesure de modifier sa trajectoire lorsque les plans changent et d'accepter une nouvelle réalité. Pour ma part, j'ai l'impression que lorsque je planifie un voyage ces temps-ci, je suppose en quelque sorte que mon voyage sera annulé et que je devrai encaisser les coups. Cependant, les structures internes à la fonction publique peuvent aller à l'encontre de cela. Pensez aux obstacles à la mobilité entre ministères, ici, à Ottawa. Il faut plusieurs mois, voire même plus d'une année, avant qu'une personne obtienne son habilitation de sécurité simplement pour travailler dans un autre ministère. Encore une fois, il y a à mon avis des enseignements à tirer de la pandémie. Parmi ceux-ci, notons les processus décisionnels qui ont été créés au cours de ces années. Par exemple, le Groupe de travail sur les vaccins contre la COVID-19, qui a créé un forum où des expertes et experts ainsi que des dirigeantes et des dirigeants de l'industrie se réunissaient pour assurer la prestation de conseils au gouvernement et peut-être atténuer le risque lié aux décisions à un certain niveau.
Enfin, permettez-moi de faire une affirmation très égoïste : on ne trouve pas au Canada le genre de culture de groupes de réflexion qui existent aux États-Unis, ou même en Europe. Les groupes de réflexion au Canada sont incroyablement petits et se trouvent souvent dans un état permanent de précarité. Bon nombre d'entre eux ont disparu. Je pense aux Réseaux canadiens de recherche en politiques publiques, au Mowat Centre et (inaudible). Il y en a d'autres. Cela signifie qu'il y a moins de sources, de sources de recherche indépendantes vers lesquelles les gouvernements peuvent se tourner maintenant lorsqu'ils n'ont pas la capacité. Je crois donc que nous avons traversé une période où les liens entre la fonction publique et les experts internes de groupes de réflexion ou d'établissements postsecondaires n'étaient pas vus d'un très bon œil et je lève mon chapeau à l'École de la fonction publique du Canada, qui aide à tisser les liens, à renouer ces relations entre le gouvernement et des institutions comme celle que je dirige. Je crois que nous pouvons travailler ensemble pour rendre le gouvernement plus résilient. Je m'arrête ici.
Alasdair Roberts : Merveilleux. Merci, Jennifer. Merci également aux panélistes, qui ont présenté d'excellentes observations préliminaires. Je poserai des questions à nos panélistes dans quelques instants et j'en profite pour rappeler aux participantes et aux participants qu'ils peuvent aussi poser des questions en cliquant sur le bouton « Participer ». Geoff, la première question s'adresse à vous, et elle reprend certains des commentaires de Jennifer sur la tendance vers la réflexion à court terme dans les systèmes démocratiques. C'est le cas dans certains pays, où les partis au pouvoir ont été forcés de travailler plus fort pour remporter des élections à cause de l'affaiblissement de la loyauté à l'égard du pays chez les électeurs et de la baisse de confiance à l'égard du gouvernement. Cette situation semble entraîner un accent accru sur le cycle électoral et moindre sur la planification à long terme. Cette perception vous semble-t-elle exacte? Selon vous, que pourrions-nous faire pour corriger cette tendance?
Geoff Mulgan : Il ne fait aucun doute que ce que Jennifer a dit au sujet de la campagne permanente s'applique dans de nombreux pays. À mon avis, il existe ici un paradoxe en ce qui concerne l'adaptabilité, selon lequel il faut ralentir la cadence au lieu de l'accélérer pour arriver à une certaine adaptabilité. Il y a donc de nombreux domaines de politiques où il est préférable, aux fins de l'adaptation, de transformer ou de créer des structures et des processus qui éloignent quelque peu les problèmes de la politique concurrentielle quotidienne des partis. C'est le cas pour l'infrastructure. Nous l'avons vécu ici, avec des commissions à l'infrastructure, qui ont le mandat de faire une réflexion sur des décennies. Cela a certainement été le cas pour les pensions dans de nombreux pays, comme on l'a vu le mois dernier en Australie, où une très bonne réforme essentiellement multipartite des pensions a été adoptée. La question que Yamini a soulevée sur la taxe est d'une grande importance. Il est très difficile d'instaurer une réforme fondamentale de la taxe, comme pour créer une TPS ou, probablement un impôt foncier, et c'est encore plus difficile dans le cas d'une taxe numérique, qui a été un immense échec au cours des dernières années, en l'absence d'une façon multipartite d'y arriver. En ce qui concerne la carboneutralité, comme Jennifer l'a dit, au Royaume-Uni, nous avons connu un succès modéré et réduit nos émissions de carbone d'environ 50 % au cours des 20 dernières années en partie grâce à un ensemble d'institutions que nous avons créées. Une loi a été élaborée et divers comités parlementaires ont été mis en place, et cela a, d'une certaine façon, éliminé un peu le genre de concours politique que l'on voit aux États-Unis et en Australie, qui nuit considérablement à la capacité de ces deux pays d'aborder la carboneutralité. Comme je l'ai mentionné, il est paradoxal d'avoir parfois besoin d'institutions légèrement différentes et un peu moins politisées pour relever des défis fondamentaux à long terme et celles-ci s'adaptent mieux que tous ces partis politiques compétitifs et axés sur les médias sociaux.
Alasdair Roberts : Merveilleux. Merci, Geoff. Yamini, j'ai une question à vous poser. En fait, elle reprend aussi ce que Geoff a mentionné dans ses observations. Certains avancent que des systèmes autoritaires comme la Chine répondent en fait mieux aux crises parce que le gouvernement central semble capable de prendre le contrôle, et semble en mesure de mobiliser et de déplacer plus efficacement les ressources. Croyez-vous que le fait de gouverner pendant des périodes de turbulence signifiera que nous nous retrouverons avec un gouvernement plus centralisé?
Yamini Aiyar : À mon avis, il s'agit de l'option facile et je soutiendrais fermement qu'il s'agit de la pire option. Dans ce sens, je crois qu'il faut prendre en considération des compromis très fondamentaux entre des gains d'efficacité à court terme de la centralisation par rapport à la responsabilité. L'histoire nous a montré que la grande différence entre le contexte démocratique et le contexte autoritaire est l'existence de boucles de rétroaction très claires, qui se traduisent en demandes des citoyennes et des citoyens auxquelles la politique doit en quelque sorte être réceptive. Bien entendu, ces demandes des citoyens sont parfois exprimées de façon chaotique ou, parfois de façons qui ralentissent les processus décisionnels. Elles créent des tractions et des pressions qui peuvent à l'occasion devenir des compromis inconfortables. Il y a toutefois des risques, mais, dans l'ensemble, il s'agit de réponse aux citoyennes et citoyens. Songeons à tout l'argument lié à la famine (inaudible) dans les comparaisons entre l'inde et la Chine. Grâce à la présence de boucles de rétroaction répétées et régulières, l'Inde, malgré ses nombreux problèmes, n'a jamais connu de famine. En passant, même pendant la pandémie, lorsque ce confinement draconien imposé de façon descendante a été imposé, le gouvernement, qui était un peu plus récalcitrant que de nombreux autres en ce qui concerne la générosité de son ensemble de mesures liées au bien-être social, a finalement dû répondre aux pressions provenant des niveaux inférieurs afin de garantir qu'il élargissait son filet de sécurité alimentaire et il a aussi assoupli divers éléments du confinement au fil du temps afin de pouvoir répondre aux besoins des citoyennes et citoyens. Nous avons donc veillé à ce que personne ne meure de faim, et ce, malgré le pronostic très sombre au départ, et même si la pandémie posait de nombreux autres défis.
À mon avis, la responsabilité exige fondamentalement d'avoir en place un système en mesure de saisir les demandes formulées par les citoyennes et les citoyens et de permettre à ceux-ci de faire entendre leur voix. C'est ainsi que l'on bâtit un cercle vertueux de responsabilité, avec toutes ses faiblesses et ses défis. Lorsque l'on choisit d'adopter un système très centralisé, on explore inévitablement les possibilités de fermer les boucles de rétroaction ou de se rapprocher davantage d'une prise de décisions draconienne et autoritaire par les gouvernements. Pensons à tout le pouvoir qu'ont les gouvernements : n'oublions pas qui exerce un monopole sur la violence. C'est la démocratie qui offre les seuls freins et contrepoids à ce pouvoir. J'avancerais donc qu'une bonne gouvernance adaptable repose en fin de compte sur la recherche de consensus. En fait, je dirais aussi, du moins, en m'appuyant sur l'expérience très complexe de l'Inde, que d'importants progrès ont été réalisés quand nous sommes parvenus à un consensus sur la réforme. En revanche, nous avons constaté un ralentissement et un recul importants lorsque nous avons échoué à établir un consensus sur la réforme et tenté de centraliser le pouvoir et d'instaurer des réformes dans la structure fédérale jusqu'au niveau local. Même si l'on tente de dépolitiser les institutions ou de les isoler de tout le brouhaha de la politique quotidienne, elles se laissent aussi saisir très facilement, si tout ne revient pas en fin de compte à la légitimité profonde du consensus démocratique. Ne cherchons pas à éviter l'économie politique et la complexité de la politique. Ne mettons pas de côté ces notions parce qu'elles posent problème. Nous devons plutôt les accepter comme une réalité, une réalité avec laquelle il faut négocier et qu'il faut comprendre pour finalement arriver à un consensus qui, même si le processus est lent et s'étire parfois, est fondamentalement meilleur que celui qui a été imposé par la centralisation.
Alasdair Roberts : Yamini, pendant que vous parliez, l'un des participants a posé une question. À mon avis, vous plaidez essentiellement en faveur d'une approche démocratique à l'égard de l'adaptabilité. Cette personne se demande donc s'il pourrait être possible que les régimes autoritaires sachent mieux utiliser les mécanismes de consultation. Ils comprennent comment utiliser les mécanismes de consultation de manière à pouvoir récolter les fruits de la consultation et de la mobilisation, tout en ne mettant jamais en péril le genre d'idée fondamentale de contrôle central autoritaire. Que pensez-vous de cet argument?
Yamini Aiyar : J'aimerais bien savoir quels sont les cas de figure sur lesquels la personne se fonde pour présenter cet argument. Je crois, sur le plan normatif, que les structures autoritaires ne sont pas conçues, à la base, pour être réceptives. Bien sûr, elles doivent créer un genre de légitimisation et tentent parfois de créer une structure de délibération et de dialogue. Il ne s'agit toutefois pas, par définition, d'entités qui doivent rendre compte à leurs citoyennes et leurs citoyens. En fait, ces structures travaillent à la création de murs et veillent à restreindre les libertés fondamentales pour que ces formes d'expression ne parviennent pas à remettre en question les décisions. À mon avis, cela ne fonctionne pas à long terme, d'autant plus que les compromis sur les libertés sont importants. En outre, je ne suis pas convaincue, particulièrement venant d'un contexte où nous flirtons assez souvent avec ce genre d'idées, que ces structures se prêteront nécessairement bien à des formes de gouvernance meilleures et plus efficaces. On se retrouve avec de très bons types de démocraties et de très mauvais types de démocratie, et avec une excellente gouvernance dans les bonnes démocraties et une mauvaise gouvernance dans les démocraties complexes, et vice versa. On peut avoir une bonne gouvernance ou une très mauvaise gouvernance dans des contextes autoritaires. À mon avis, ce qui est pire dans ces contextes, c'est qu'il n'y a aucune forme d'expression et aucune liberté pour réellement instaurer un changement.
Alasdair Roberts : Merveilleux. Merci, Yamini. Jennifer, la prochaine question s'adresse à vous. Dans de nombreux pays, on s'inquiète des changements dans la technologie et de la croissance des médias sociaux, et on craint que ces facteurs érodent en fait notre capacité à mettre l'accent sur les défis à long terme et à avoir une conversation civile sur la façon de relever ces défis. Selon vous, s'agit-il d'un problème? À quel point ce problème est-il grave et que pouvons-nous faire pour le régler?
Jennifer Ditchburn : À mon avis, il s'agit effectivement d'un immense problème. Prenons, à titre d'exemple parmi tant d'autres, l'organisation V-Dem, qui présente un rapport d'étape sur la démocratie chaque année. Dans ce rapport, on laisse entendre que 30 années d'avancées démocratiques ont été effacées. On suggère aussi qu'il existe un lien avec le genre de discours polarisant que l'on trouve en ligne et qui pourrait donc être responsable de ce recul. Ici, au Canada, la firme Edelman a un baromètre de la confiance qu'elle publie. Elle présente un baromètre pour le monde entier, mais aussi un qui est propre au contexte canadien, qui a d'ailleurs été présenté il y a quelques semaines, et a affirmé que 60 % des Canadiennes et des Canadiens estiment que le pays est plus polarisé ou, du moins, c'est la perception qui en ressort. À mon avis, lorsque l'on examine les répercussions que les médias sociaux ont eues sur le discours démocratique ou sur un discours politique, où certaines personnes se sentent même exclues de la sphère publique à cause du trollage et de la toxicité – d'ailleurs, le Centre Samara pour la démocratie du Canada fait de nombreuses recherches intéressantes sur la toxicité en ligne – je crois que nous sommes rendus au point où nous devons faire un bilan réel de ce qui est arrivé à la qualité du discours dans notre pays et des genres de méfaits qui sont commis en ligne. L'Union européenne a une nouvelle loi sur les services numériques et Geoff en sait sans doute à ce sujet. Cette loi tente de s'attaquer aux méfaits en ligne et notre gouvernement fédéral examine ce qu'il peut faire lui aussi. À mon avis, lorsque je parlais plus tôt de ce qui s'est passé avec le logement et Airbnb, et que nous devons comprendre, c'est ce genre d'incapacité à avoir une réflexion stratégique et à prendre des mesures stratégiques quand des éléments perturbateurs graves font soudainement surface dans le marché, et c'est exactement ce que sont les plateformes. Les gouvernements canadiens ont donc adopté une approche très axée sur le laisser-faire à l'égard d'Uber et d'Airbnb, par exemple, et de différentes plateformes en ligne, pour laisser le marché évoluer, en quelque sorte. Et nous avons vu comment le marché a évolué. Nous avons vu l'incidence que cela a eue sur nos enfants. Je suis mère de deux adolescents et j'ai vu l'incidence que les médias sociaux avaient sur leur santé mentale. J'aimerais donc ajouter à la conversation un autre élément, à savoir la capacité des gouvernements, particulièrement des fonctionnaires, d'évaluer ce qui se passe dans le domaine numérique, les compétences dont nous pourrions discuter en ce qui a trait à notre fonction publique, et la façon dont nous pouvons garantir qu'ils sont en mesure d'évaluer ces situations avec leurs propres expertises et connaissances en ce qui concerne les nouvelles technologies, et de garantir qu'ils sont en mesure de répondre au lobbying très intense exercé par les organisations responsables de plateformes et les groupes technologiques au moyen de leurs recherches et connaissances lorsqu'ils adaptent et élaborent leur propre politique publique.
Alasdair Roberts : Merci, Jennifer. Geoff, la prochaine question s'adresse à vous. Jennifer vient tout juste de parler du problème de la toxicité dans le débat public. Si j'ai bien compris, vous avez dit que nous devrions entre autres réfléchir à la façon d'encourager le public à imaginer l'avenir. Alors, comment pouvons-nous passer de la toxicité à l'imagination? Pouvez-vous nous dresser une courte liste de mesures que nous pourrions prendre?
Geoff Mulgan : Permettez-moi de formuler des commentaires sur les deux dernières questions, car elles sont très intéressantes.
Alasdair Roberts : Absolument.
Geoff Mulgan : Je veux parler de la façon de définir le numérique de l'avenir. La question posée par un membre du public portait sur ce que l'on pourrait appeler l'autoritarisme consultatif et il s'agit d'une question très importante. On avait l'habitude de soutenir, en Chine, qu'étant donné que le gouvernement employait des milliers et des milliers de personnes pour surveiller Weibo et d'autres plateformes des médias sociaux afin de relever des commentaires ou des plaintes au sujet du gouvernement, ce processus avait, à certains égards, un esprit beaucoup plus démocratique que les systèmes très centralisés de pays comme les États-Unis, dominés par les lobbyistes, l'oligopole, les médias, et ainsi de suite. Cet argument, même s'il était légèrement fallacieux, avait un soupçon de vérité. En ce qui concerne les campagnes environnementales, je crois qu'elles étaient à de nombreux égards plus réceptives que les grandes démocraties. De toute évidence, le gouvernement ne répondait pas si quelqu'un proposait de se débarrasser du parti communiste. Je croyais toutefois que nous avions des enseignements à tirer d'eux sur la façon d'intégrer aux gouvernements démocratiques occidentaux, et en Inde, une capacité de réfléchir aux communications, pas seulement aux communications du XXe siècle, où une équipe centrale du gouvernement fait des conférences de presse et apparaît à la télévision, mais bien de prendre les devants en ce qui concerne les médias sociaux et s'en servir comme outil de mobilisation. À mon avis, Taiwan est beaucoup plus avancé que toutes les autres démocraties en ce qui concerne ce genre de réflexion, ce qui s'explique en partie parce qu'elle dispose d'une équipe complète d'anciens pirates informatiques qui travaillent maintenant pour le gouvernement. Il y a un point important à mentionner ici.
Pour faire suite à ce que Jennifer a dit, je crois qu'en rétrospective, l'histoire croira que les gouvernements étaient fous d'adopter une telle attitude de laisser-faire par rapport à Internet et à l'intelligence artificielle. Ce n'est que maintenant, soit 30 ans après qu'Internet a commencé à faire partie de notre vie quotidienne, que des lois et des règlements régissant celui-ci sont en vigueur. En ce qui concerne l'intelligence artificielle, c'est cette année seulement que l'Union européenne a décidé d'instaurer des lois. La Chine l'a fait l'an dernier. Nous disposons maintenant d'une multitude de données probantes sur les méfaits causés par l'intelligence artificielle. Dans le Financial Times d'aujourd'hui, on trouve un excellent article de John Burn-Murdoch, probablement le meilleur journaliste spécialisé dans les données, sur les répercussions qu'ont les médias sociaux sur les adolescents. C'est tout simplement accablant. Les tendances sont remarquables dans un très grand nombre de pays. Mais, les gouvernements ont essentiellement cessé de faire preuve de vigilance, n'ont pas pu compter sur les institutions pour réfléchir et s'adapter, définir la meilleure façon d'utiliser la technologie de façon optimale, et éviter le pire. À mon avis, cette ignorance, en partie, et cette négligence, feront l'objet de nombreuses critiques à l'avenir. Toutefois, le défi, qui revient à cette question de centralisation et de décentralisation, réside souvent dans le fait que les meilleurs outils numériques sont souvent accompagnés d'un certain niveau d'uniformisation, d'harmonisation et de centralisation, ce qui permet donc d'en avoir un plus vaste éventail. J'ignore ce que Yamini dit au sujet d'Aadhaar, mais j'ai collaboré de très près avec certaines des personnes qui concevaient Aadhaar il y a quelques années. À mon avis, il s'agissait à de nombreux égards d'un assez bon exemple de ce qui pouvait être accompli à l'échelle afin de permettre ensuite une plus grande variété, et c'est ce que l'Union européenne tente de faire avec les services numériques, ainsi que les systèmes de paiement et l'identification. Encore une fois, c'est vous qui centralisez les plateformes ou les éléments des protocoles afin de permettre une plus grande décentralisation. J'utilise l'exemple des mailles pour décrire cette façon dont nous réfléchissons sur ce sujet. Il ne s'agit pas d'un jeu à somme nulle entre la centralisation et la décentralisation; il s'agit plutôt de trouver les façons de tirer tous les avantages de chacun. Si vous êtes le gouvernement chinois, vous êtes définitivement trop centralisé et si déconnecté de la réalité que vous ne savez pas quoi faire.
J'ajouterai un dernier point. Lorsque je travaillais au gouvernement, j'ai commandé une étude afin de savoir s'il existait une relation entre la taille des gouvernements, nationaux ou locaux, et leur rendement. Avez-vous une idée de la réponse à cette question? Essentiellement, la réponse était qu'il n'existait aucune relation. Vous pouvez être un gouvernement extrêmement compétent et de très grande ampleur, comme celui de l'Islande, qui ne compte que 300 000 habitants, ou celui du Luxembourg. Il en allait de même pour le gouvernement local, ce qui nous en dit beaucoup sur le fait que les hypothèses des tenants de la centralisation – et je suis tout à fait d'accord avec Yamini sur ce point – sont habituellement erronées. On tente de réaliser des économies d'échelle, mais le pouvoir centralisé n'obtient aucun des avantages promis. Cependant, comme je l'ai mentionné, il y a une exception dans les cas où l'on peut standardiser les protocoles numériques. C'est ainsi qu'Internet fonctionne, bien entendu : les normes très simples à l'échelle mondiale, qui permettent ensuite à une myriade de choses de prospérer ensuite.
Alasdair Roberts : Nous avons reçu de participants deux questions sur la bureaucratie, que je vais regrouper et auxquelles je vais vous demander de répondre à tour de rôle, parce que vous avez tous parlé de la bureaucratie à un moment donné. La première question vise essentiellement à savoir quel genre de changement structurel important vous aimeriez voir dans la bureaucratie pour qu'elle fonctionne mieux. La deuxième question est un peu plus précise. Elle porte sur le travail au sein du système. La voici : Je suis un analyste principal au gouvernement, qui la compartimentation et qui vit la routine et qui espère que les systèmes puissent s'améliorer pour que nous devenions plus souples. Que puis-je faire, en tant que bureaucrate subalterne, pour contribuer au changement? L'une des questions porte donc sur la conception du système, tandis que l'autre touche au travail au sein du système. Vous pouvez choisir de répondre à l'une ou l'autre. Yamini, puis-je vous demander de répondre en premier à l'une de ces questions de votre point de vue?
Yamini Aiyar : Merci. Je ferais les deux observations suivantes. À tout le moins, quand je pense à la façon dont le gouvernement indien est organisé et à la façon dont il mobilise ses ressources et lance le processus de mise en œuvre; il tend à mener ses activités en s'appuyant sur des régimes au lieu de penser de façon plus générale du point de vue des systèmes. Les régimes tendent à créer des silos et des ministères responsables. C'est un processus descendant qui part du centre jusqu'à l'entité qui engage la dépense. Chaque ressource, qu'il s'agisse de nos systèmes de gestion des finances publiques ou de nos systèmes décisionnels, est organisée exactement de la même façon. Toutefois, on ne pense jamais à l'intégration horizontale. Je dirais donc que pour devenir plus adaptable, il faut d'abord penser du point de vue des systèmes. Quel genre de système de protection sociale voulez-vous créer? Et ce système, étant donné que vous êtes encore une bureaucratie et que vous ne travaillez pas à partir de rien, il faut le morceler en régimes au lieu de penser aux régimes individuels, qui se prêtent bien aux structures ministérielles en silos que les bureaucraties comme la nôtre, en Inde, adoptent. C'est le plus important changement structurel que j'aimerais voir. Il mènera à des changements automatiques supplémentaires, y compris les plus fondamentaux, comme le fait de donner aux systèmes gouvernementaux locaux les ressources nécessaires, qui, dans le contexte indien, est le plus important à mes yeux. Dès que l'on commence à réfléchir en adoptant une approche axée sur les systèmes, on ne pense pas à une personne à Delhi qui conçoit un régime à mettre en œuvre dans des régions éloignées et rurales de l'Inde. On pense plutôt à une personne qui habite dans une région rurale de l'Inde, d'un point de vue élargi, et on se demande s'il faut mettre en œuvre un programme d'emploi dans son administration ou dépenser un peu plus en éducation. À mon avis, c'est à ce moment-là que nous verrons la culture du gouvernement et la culture de la responsabilisation changer en profondeur, ce qui permettra d'être plus adaptable.
Alasdair Roberts : Super! Merci, Yamini. Jennifer.
Jennifer Ditchburn : Je dois avouer que je cherche toujours à comprendre ce qui empêche quelque chose de se produire. Dans le contexte canadien, on trouve beaucoup d'études différentes sur la façon de réformer la fonction publique, de la rendre plus adaptable et de la moderniser. Certaines personnes qui participent à cet appel ont peut-être participé à l'initiative Objectif 2020 et Au-delà de 2020, je crois qu'on l'appelait le suivi, et à d'autres processus qui visaient à moderniser la fonction publique fédérale canadienne. Il y a beaucoup de bonne volonté et beaucoup de merveilleuses personnes au gouvernement qui réfléchissent à la façon de changer les choses ou de les « désensiler ». Ce mot existe-t-il? Je ne sais pas. Mais encore, pourquoi? À mes yeux, la question la plus importante est de savoir pourquoi aucune de ces initiatives n'a réussi à décoller de façon réellement transformatrice. À mon avis, cela se résume toujours à une question politique : il n'y a pas une grande volonté politique de consacrer du temps et d'énergie sur la fonction publique et de la faire travailler davantage. Donc, de notre point de vue, au sein de notre organisation, nous avons maintenant une journaliste, Kathryn May, qui ne fait que rendre compte de la fonction publique. Nous étions d'avis que nous devions faire cet investissement pour que les questions touchant la fonction publique demeurent présentes dans les médias et parce que je crois que sans la pression des médias, personne ne ferait jamais rien. À mon avis, nous nous trouvons dans une position idéale à l'heure actuelle, parce qu'il y a un point de pression entre les citoyennes et citoyens et la fonction publique. Les citoyennes et les citoyens sont irrités parce qu'ils ne peuvent pas obtenir leur passeport à temps, ils sont irrités par les différentes interactions qu'ils ont, par exemple, avec la fonction publique fédérale et je crois qu'ils se disent peut-être que certaines choses doivent être mises à jour, même s'ils ne comprennent pas l'appareil gouvernemental ou la façon dont la fonction publique fédérale fonctionne. Donc, dans notre contexte, nous devons commencer par suivre une sorte de processus concerté. Je crois que certaines personnes, comme Donald Savoie, aimeraient voir la création d'une commission fédérale, comme la Commission Glasgow de 1960, tandis que d'autres refusent, disent que les commissions ne vont nulle part et disent de créer d'abord un processus qui explore annuellement la façon dont nous modernisons la fonction publique. Je crois qu'il existe d'excellentes idées. Nous avons besoin d'un leadership politique qui appuiera le temps et les efforts à consacrer pour instaurer le changement à Ottawa. Certaines et certains d'entre nous ont réellement à cœur ce changement; il ne nous reste qu'à convaincre les autres.
Alasdair Roberts : Super! Merci, Jennifer. Nous rendrons le mot « désensiler » officiel et ce sera notre décision de la journée. Geoff, puis-je vous demander de répondre à la question sur la bureaucratie?
Geoff Mulgan : Oui, je suis entièrement en accord avec ce qui a été dit. Nous avons hérité de ses structures verticales des XIXe et XVIIIe siècles, et même avant, et ces structures ont duré beaucoup plus longtemps qu'elles ne l'auraient dû. Je mène actuellement un projet pour l'Union européenne sur l'innovation pangouvernementale et je travaille avec les gouvernements nationaux afin de les aider à mieux travailler de façon horizontale au moyen de structures matricielles et de budgets, de rôles, d'équipes et d'une prestation horizontaux. Il existe un éventail de méthodes qui devraient être beaucoup plus utilisées, exactement comme Yamini et Jennifer l'ont dit, pour réellement se concentrer sur les résultats que l'on veut obtenir et sur les tâches que l'on veut accomplir, au lieu de s'appuyer seulement sur les structures traditionnelles. Je publierai d'ailleurs un article la semaine prochaine sur ces méthodes. Et je souscris à l'opinion de Jennifer selon laquelle l'absence de changement est en partie attribuable à la politique. Souvent, le coût l'emporte sur l'avantage pour la politicienne ou le politicien. À mon avis, les intérêts personnels jouent un rôle important, car on trouve autour de chaque silo tout un éventail de groupes d'intérêt qui exercent en fait un pouvoir en ayant leur ministère champion dans la capitale. Il y a donc une question d'économie politique ici. J'espère que les bons politiciens qui devraient être au pouvoir dans cinq ou dix ans et qui ont réellement à cœur des questions comme la carboneutralité ou l'égalité, verront qu'il va en fait dans leur intérêt d'obtenir un meilleur équilibre entre le vertical et l'horizontal. C'est ce qui s'est produit à quelques prises par le passé. J'ai travaillé avec divers gouvernements qui ont effectué une refonte assez radicale à cet égard, même s'il s'agissait habituellement de plus petits pays. À mon avis, il est plus difficile de le faire dans les grands pays.
J'ajouterais que la bureaucratie, depuis sa création par les Sumériens il y a de cela 5 000 ans, est essentiellement arrogante. Elle est par nature rigide et arrogante. À mon avis, ce que nous voulons, ce n'est pas un modèle de type Weber, mais bien, d'une certaine façon, une culture d'apprentissage et une humilité ans la bureaucratie, qui verrait tout ce qu'elle accomplit comme une expérience, qui ferait des essais et qui mettrait réellement en œuvre des boucles de rétroaction. Est-ce que cela fonctionne? Êtes-vous sur la bonne voie? Que pourriez-vous apprendre des autres? On trouve une quantité phénoménale d'études scientifiques récentes sur l'apprentissage et sur la façon dont nous apprenons en tant qu'humains et dont les institutions apprennent, mais très peu de ces notions sont réellement intégrées à la vie quotidienne des bureaucraties. À mon avis, c'est ce que les citoyennes et les citoyens méritent de leurs bureaucraties, parce les pressions compétitives qui stimulent l'apprentissage dans une entreprise, voire dans des domaines comme la science, n'existent pas. Nous devons institutionnaliser différemment cette pression constante qui porte à croire que sa réponse n'est pas la meilleure et que l'on pourrait faire un meilleur travail. Cette humilité nous permettra peut-être d'obtenir de meilleurs résultats.
Alasdair Roberts : Donc, j'ai deux questions. L'une d'elles porte sur le scepticisme et l'autre, sur le nihilisme. Je vais donc les regrouper et demanderai à nos panélistes s'ils veulent répondre. La question sur le scepticisme est la suivante : comment pouvons-nous convaincre un public déjà sceptique de faire confiance aux plans du gouvernement qui veillent à devenir plus adaptables? Voici la question au sujet du nihilisme. En tant que membre d'une plus jeune génération, je constate que même si un grand nombre de personnes travaillent avec le plus grand sérieux à améliorer les choses, beaucoup de mes pairs ont des opinions très négatives, presque nihilistes de l'avenir, particulièrement en ce qui concerne les changements climatiques. Comment pouvons-nous faire participer davantage les prochaines générations à l'adaptation de la gouvernance pour régler les problèmes futurs à long terme? Y a-t-il quelqu'un qui veut-il répondre à ces deux questions?
Geoff, la parole est à vous.
Geoff Mulgan : Bien, en ce qui concerne le nihilisme, je crois qu'il est très important de raconter les histoires de réussite. L'un des éléments qui m'ont amené à écrire un livre sur l'imagination est que je ne cessais de demander aux publics, surtout en Europe, ce qui était arrivé aux émissions de carbone au cours de la dernière génération. Presque partout, même des gens assez bien informés supposaient qu'elles avaient augmenté, même dans des pays comme le Royaume-Uni, où elles ont baissé de moitié en une génération. Donc, même quand on trouve de fantastiques histoires de gouvernements qui accomplissent de grandes choses, des choses sophistiquées avec des partenaires, les gens supposent que c'est faux et que tout empire. Nous devons donc raconter ces histoires de façon plus harmonisée. Je croyais que le fatalisme et le nihilisme l'emportaient de façon écrasante sur les réalisations accomplies partout dans le monde dans les domaines de la santé, de l'environnement et de l'éducation et, dans de nombreux pays, de la pauvreté extrême. En ce qui concerne la première question, je ne crois pas que les gens devraient avoir la foi en leur gouvernement; le gouvernement n'est pas une religion et la confiance se gagne, elle n'est pas supposée. J'ai parlé de l'humilité et de l'apprentissage dans la bureaucratie. J'aime le slogan de notre société royale, le premier organe scientifique au monde, « Nullius in verba », ce qui signifie essentiellement de ne croire en rien, de douter de tout, mais de se servir de questionnement pour apprendre, et pas pour sombrer dans le nihilisme. C'est ce genre de scepticisme sain et continu que nous voulons voir dans nos gouvernements.
Alasdair Roberts : Merveilleux, merci. Jennifer, aimeriez-vous répondre à la question sur le scepticisme?
Jennifer Ditchburn : Oui, je parlerai après Yamini parce qu'elle a levé la main en premier.
Alasdair Roberts : Cela me semble une bonne théorie. Yamini, la parole est à vous.
Yamini Aiyar : Merci. Il s'agit d'une excellente question et je répondrai d'abord à celle sur le scepticisme, mais elle est liée à celle sur le nihilisme, comme Geoff l'a très efficacement expliqué. Il y a quelques semaines, j'écoutais l'un des architectes de la grande révolution numérique, le (inaudible), et le projet India Stack qui en a découlé, comme vous l'avez mentionné tout à l'heure, Geoff. Et je raconterai une fois de plus cette histoire, qui est relativement récente. Tout s'est déroulé en moins d'une décennie, et ce qui m'a frappée, c'est que l'Inde a réussi à accomplir tout cela rapidement, ce qui s'explique par le fait que l'élite, c'est-à-dire, le gouvernement, les dirigeantes et dirigeants de l'industrie, les innovateurs et, d'une certaine façon, le public en général, tous ces acteurs se sont entendus sur le fait qu'il fallait y travailler ensemble. Ainsi, même s'il y a certainement eu un ressac, un ressac démocratique, particulièrement sur l'importante question de la vie privée et de la centralisation, nous avons fait tout ce travail et nous avons toujours toutes les lois en matière de protection des données, ce qui donne lieu à toutes sortes de violations. Le fait que la technologie soit le fondement d'une révolution considérable de la façon dont nous vaquons à nos activités quotidiennes est né d'un consensus très clair parmi toutes les formes d'organisations sociales, les gouvernements, le secteur privé, les marchés et les gens. Je compare cette histoire aux éléments fondamentaux auxquels les citoyennes et les citoyens dans une démocratie ou dans tout État-nation s'attendent à ce que leurs gouvernements fassent, par exemple, les services publics de base, la santé et l'éducation, et je les mets en application dans le contexte indien. Il suffit de regarder rapidement les données pour voir que même si l'État indien a suivi ce processus d'éducation de masse et a construit une infrastructure d'enseignement primaire d'envergure en Inde dans les années 2020, c'est dans le secteur privé que l'éducation a commencé à prendre de l'expansion. À un certain moment, avant la pandémie et avant le ralentissement économique qui a précédé la pandémie en Inde, le taux de privatisation de l'éducation augmentait à un rythme fou de 30 % parce que les parents choisissaient activement d'envoyer leurs enfants dans le secteur privé. Dans les régions urbaines où l'on avait davantage accès aux écoles privées, cette accélération était encore plus marquée.
Vous savez, je ne connais pas un seul pays qui soit en fait parvenu à atteindre une croissance élevée et à avoir un important capital humain sans la coexistence de systèmes public et privé robustes et c'est pourquoi j'exerce de grandes pressions pour que le système public fonctionne. Je constate de plus en plus, dans mes conversations avec des bureaucrates, que la seule personne dans la pièce qui est convaincue que l'État peut vraiment offrir une éducation de qualité élevée s'il s'attelle à la tâche est moi, et pas nécessairement les personnes au service de l'État. Ils estiment que le secteur privé le fera peut-être mieux. Il n'y a aucun consensus, et cette absence de consensus alimente le scepticisme et la méfiance, ce qui signifie que nous n'utilisons pas les outils de la démocratie pour rendre les politiciennes et les politiciens responsables de l'exécution de ses éléments de base. Cependant, nous l'avons fait avec cette créature très complexe qu'est la technologie et nous l'avons fait à un moment où n'avions pas le même genre de pénétration numérique que nous avons actuellement. Nous l'avons également fait parce qu'il y avait un consensus. À mon avis, il faut beaucoup plus s'attaquer à toutes ces questions de scepticisme du point de vue des attentes réelles des citoyennes et des citoyens à l'égard de l'État et des façons et formes dont nous pouvons garantir l'existence d'un véritable consensus de l'État sur la capacité de le faire. L'Inde a indiqué clairement que l'État indien serait en mesure d'être le fer de lance de la vaccination et les personnes étaient prêtes à accomplir ce travail, et nous avons réussi à le faire. Malgré les nombreux écueils dans notre gestion de la pandémie, nous sommes tout de même parvenus à vacciner plus de gens plus rapidement, éventuellement, lorsque nous avons atteint ce consensus public. Donc, ce n'est que lorsque nous atteindrons ce consensus que le scepticisme disparaîtra. Nous devrions à mon avis débattre des voies que nous emprunterons pour y arriver.
Alasdair Roberts : Jennifer, à vous la parole.
Jennifer Ditchburn : Je voulais faire une courte observation que j'ai écrite lorsque Geoff parlait de l'imagination de l'avenir et du pouvoir de ce processus. Dans les conversations sur les politiques, nous ne parlons pas assez souvent des arts et de leur rôle et je crois qu'il serait intéressant de se demander si les arts peuvent nous aider à imaginer des avenirs brillants et positifs. Je sais que des projets artistiques intéressants qui imaginent des avenirs autochtones très différents de ce que nous voyons dans l'actualité sont menés au Canada. Permettez-moi de faire une brève remarque. À mon avis, la confiance à l'égard du gouvernement est cruciale à notre progression en tant que pays et à notre prospérité. Lorsque la confiance à l'égard du gouvernement s'effrite, je crois que nous, et les fonctionnaires sommes vraiment dans le pétrin. Je reviens au baromètre de confiance d'Edelman. Depuis de nombreuses années, on montre ou on donne à penser dans le cadre de ces sondages, que les Canadiennes et les Canadiens font davantage confiance aux sociétés maintenant qu'ils font confiance au gouvernement ou aux médias. J'en suis bouche bée. J'aimerais seulement ajouter à la conversation la question de l'équité et de l'inclusion, et de l'importance de ces notions pour bâtir la confiance à l'égard du gouvernement parce que tant de gens croient que leur gouvernement ne leur ressemble pas. Ils ne se voient pas dans le gouvernement, et ne se sentent pas représentés dans l'effectif de direction. En outre, leurs problèmes particuliers ne sont pas abordés. Nous l'avons vu se manifester de différentes façons pendant la pandémie. Je crois toutefois qu'une prise de conscience a lieu en Amérique du Nord. J'ignore quelle est la situation au Royaume-Uni ou en Inde, mais ici, je crois sans équivoque que nous sommes encore en train de nous demander, même si nous avons un certain récit sur la prospérité dans nos pays, comment les décisions que nous prenons contribueront à l'augmentation du produit intérieur brut, et je pourrais donner un tas d'exemples, comme notre merveilleuse politique sur le multiculturalisme, mais de nombreuses personnes vivent dans une réalité différente à cause de leurs antécédents raciaux, qu'elles soient membres des Premières Nations des Métis, ou des Inuits. À mon avis, il y a une importante conversation à avoir sur la confiance à l'égard du gouvernement et sur l'érosion de celle-ci.
Alasdair Roberts : Il nous reste que presque plus de temps, mais j'aimerais que vous répondiez rapidement à deux questions qui ont été posées. Jennifer, je vous demanderai de répondre en premier. La question, assurément opportune, porte sur le travail à distance pour les fonctionnaires. On demande donc si la transition vers le travail à distance nuira à notre capacité d'avoir un gouvernement adaptable et innovateur. Jennifer, je vous demanderai de répondre rapidement et je demanderai ensuite aux autres panélistes de nous dire s'il s'agit aussi d'un problème en Inde et en Europe.
Jennifer Ditchburn : Wow! C'est une excellente question, à laquelle je devrai réfléchir pendant un certain temps. À mon avis, il est intéressant de se demander si le travail à distance pourrait en fait donner lieu à une certaine amélioration de l'adaptabilité, étant donné qu'il peut attirer plus de gens de différentes régions du Canada dans la fonction publique. Ainsi, on pourrait se demander si le fait de répartir davantage la fonction publique fédérale à l'échelle du pays et dans de plus petites communautés au lieu de la concentrer en grande partie dans la région de la capitale nationale, et d'attirer des gens des communautés éloignées et du Nord dans la fonction publique enrichirait la discussion que nous avons à l'interne. Je ne sais pas. Je ne fais que lancer l'idée.
Alasdair Roberts : Merci, Jennifer. Geoff, qu'en pensez-vous? Cette question est-elle d'actualité au Royaume-Uni?
Geoff Mulgan : Elle est d'actualité partout et les attitudes générationnelles à cet égard semblent diverger considérablement. Mon parti pris tient au fait qu'il n'est pas nécessaire de réunir physiquement les gens pour avoir une culture et une philosophie solides. J'inciterais toujours les fonctionnaires à aller rencontrer en personne les gens qu'ils tentent d'aider et les écoles qu'ils tentent d'influencer. Cette observation trahit sans doute mon âge, parce que je sais que les fonctionnaires âgées de moins de 30 ou de 35 ans ne partagent pas le même avis et aimeraient mieux travailler à distance.
Alasdair Roberts : C'est bien ça. Merci, Geoff. Yamini, le mot de la fin est à vous.
Yamini Aiyar : Merci. Je n'en sais pas beaucoup sur le travail à distance au gouvernement. En fait, même pendant la pandémie, je travaillais moi-même activement sur le terrain afin de joindre les citoyennes et les citoyens. Je dirais qu'il s'agissait de l'un des aspects les plus intéressants de la pandémie. À un moment où les employés de tous les autres secteurs de l'économie travaillaient à partir de la maison, nous nous réadaptions et les travailleurs de première ligne étaient sur le terrain, s'exposant à un grave risque, et il n'y avait pas vraiment de structures pour la rémunération, entre autres. En fait, l'un de mes collègues a rédigé un article très important sur les risques auxquels les travailleurs de première ligne se sont exposés et nous ne le reconnaissons pas beaucoup dans nos débats sur la pandémie ou nos discussions sur la façon dont les gouvernements ont répondu. Vous rendez un immense service lorsque vous mettez votre santé physique en péril et que vous êtes présent en tout temps, et c'est ce qu'ils ont fait, sans poser de questions. Cela montre la valeur de la fonction publique. Je dirais que la technologie, dans le contexte indien, en tout cas, et à l'échelle mondiale, probablement, a entre autres permis aux bureaucrates de communiquer constamment entre eux. Les vidéoconférences, WhatsApp et toutes les autres choses sont toujours là. Il y a une communication constante. Cependant, la technologie n'est qu'un outil et on ne pourra jamais briser les hiérarchies, les silos ou les formes de fonctionnement, les cultures de travail, les normes qui ont été élaborés au cours de décennies, dans le cas de l'Inde, et de siècles, dans de nombreux autres pays, en recourant seulement à la technologie. Elle peut assurément permettre beaucoup de choses, mais il faut d'abord faire le dur labeur. Si l'on ne le fait pas, elle devient un outil parmi tant d'autres, avec ces points positifs, neutres et négatifs.
Alasdair Roberts : Jennifer, allez-y rapidement
Jennifer Ditchburn : J'ajouterai un élément auquel Yamini m'a fait penser. On en demande beaucoup à de petites organisations, qui n'ont pas de gros budgets pour, à défaut d'un meilleur qualificatif, exercer des pressions ou parler au gouvernement. Elles ont donc vécu une véritable expérience de démocratisation. Particulièrement dans un très grand pays comme le Canada, le fait de pouvoir s'exprimer en tant qu'intervenant sans avoir à dépenser de grosses sommes en billets d'avion et en hébergement, c'est un facteur qui entre en ligne de compte.
Alasdair Roberts : Et la technologie nous permet évidemment d'avoir des conversations entre frontières et entre continents comme celle que nous avons eue aujourd'hui. Malheureusement, le temps s'est écoulé et l'événement tire à sa fin. Au nom de l'École, je vous remercie d'avoir participé à la discussion d'aujourd'hui d'un océan à l'autre et, en fait, de partout dans le monde. J'aimerais également remercier nos panélistes de s'être joints à nous aujourd'hui et d'avoir contribué à alimenter ce dialogue important dans la fonction publique fédérale. J'espère aussi que tout le monde a aimé l'événement d'aujourd'hui. Je tiens à remercier les participantes et participants pour leurs excellentes questions et de leur mobilisation incroyable. L'École organisera d'autres événements fascinants à l'avenir et je vous encourage à visiter son site Web pour demeurer au fait et vous inscrire aux possibilités d'apprentissage futures. Encore une fois, merci à tous nos panélistes pour cette merveilleuse discussion sur ce sujet de la plus haute importance et merci à tout le monde qui été des nôtres. Je vous souhaite une excellente journée et à vous, Yamini, une excellente soirée. Merci.
Geoff Mulgan : Merci.
Jennifer Ditchburn : Merci.
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