Transcription
Transcription : Série sur les enjeux contemporains du fédéralisme canadien : Les principes de base du fédéralisme fiscal
[Le logo de l'EFPC apparaît à l'écran à côté du mot « Webdiffusion ».]
[Charles Breton apparaît à l'écran dans une boîte de clavardage vidéo.]
Charles Breton : Bonjour à tous. Bienvenue à cet événement intitulé « Les principes de base du fédéralisme fiscal ». Merci à tous d'être là. Je m'appelle Charles Breton, je suis le directeur du Centre d'excellence sur la fédération canadienne de l'Institut de recherche en politiques publiques.
Cet événement, créé grâce à un partenariat entre l'École et le Centre d'excellence, est le deuxième d'une série traitant des enjeux contemporains du fédéralisme canadien. Je dirai quelques mots pour ouvrir la discussion du jour et faire le lien avec certaines des idées présentées lors du premier événement, puis je passerai la parole à votre modérateur.
Permettez-moi de commencer par reconnaître que je m'adresse à vous depuis le territoire traditionnel non cédé des Kanien 'keháka (Mohawks). Je reconnais que nous travaillons tous dans des endroits différents et que, par conséquent, vous travaillez sur des territoires autochtones traditionnels différents. Prenons un moment pour témoigner de notre respect à l'égard des premiers habitants de ce pays.
Merci.
Il y a un mois, lors de notre premier événement intitulé « Pourquoi le fédéralisme est important », nous avons passé en revue les fondements généraux du fédéralisme. Si vous ne l'avez pas fait, je vous encourage à écouter cette présentation. Vous pouvez également l'écouter en balado en version abrégée. Elle se trouve sur notre site Web : irpp.org/fr/.
Lors de cet événement, nous avons abordé les questions de la séparation des pouvoirs et de la souveraineté des provinces dans les domaines qui relèvent de leur compétence. Nos deux conférenciers ont mentionné que pour être solide, une fédération devait être capable de s'adapter et d'accepter la diversité parmi les autres ordres de gouvernement, notamment en acceptant l'autonomie des provinces.
Mais cette décentralisation – car c'est exactement ce que signifie « accepter l'autonomie des provinces » – ne produit pas toujours des résultats optimaux ou, du moins, peut créer des problèmes et des frictions. Pourtant, Jenna Bednar, l'une de nos expertes, a décrit le fédéralisme comme un mécanisme de résolution de problèmes, ce que nous avons tendance à oublier lorsque nous parlons du fédéralisme canadien. Nous le considérons souvent comme un obstacle, voire comme une source de problèmes.
Aujourd'hui, nous allons voir comment le fédéralisme gère certaines tensions associées à la décentralisation. Nous verrons le rôle global que peut jouer le gouvernement central pour rendre cette décentralisation plus efficiente et plus efficace, notamment sur le plan financier, en veillant à ce que tous les Canadiens bénéficient de services publics équivalents.
Cela dit, l'équilibre entre la préservation de l'autonomie des provinces, leur dotation adéquate en ressources financières et le rôle de coordination du gouvernement central est souvent précaire.
C'est ce que nous allons étudier aujourd'hui en nous penchant sur le fédéralisme fiscal au Canada et son évolution dans le temps.
Sur ce, lançons-nous dans le vif du sujet. Au début de chacun de ces événements, nous passerons en revue les enseignements des discussions précédentes.
Je vous remercie donc à nouveau de votre présence et vous laisse aux soins de votre modérateur, Antoine Brunelle-Côté.
Antoine, la parole est à vous.
[Antoine Brunelle-Côté apparaît dans une boîte de clavardage vidéo distincte.]
Antoine Brunelle-Côté : Merci beaucoup, Charles. Merci à tous de vous joindre à nous aujourd'hui.
Je m'appelle Antoine Brunelle-Côté et je suis l'un des secrétaires adjoints du Cabinet au Bureau du Conseil privé. Pour être plus précis, je suis chargé de coordonner et d'affecter des conseillers économiques et budgétaires au premier ministre et au greffier du Bureau du Conseil privé. Je serai votre modérateur aujourd'hui et je vous souhaite la bienvenue à cette discussion en groupe.
Je suis agréablement surpris de voir qu'autant de personnes de tout le pays s'intéressent au fédéralisme fiscal. Je suis heureux que vous soyez si nombreux à vous joindre à nous, car cette question est souvent perçue comme technique et ennuyeuse. Pourtant, c'est un enjeu économique et politique très important pour notre pays.
Beaucoup d'entre vous ont dû regarder les nouvelles la semaine dernière : on apprenait que des négociations entre le gouvernement fédéral et les provinces étaient en cours concernant les transferts en matière de santé. Il existe peu de pays dans le monde où le bulletin de nouvelles parle trois soirs de suite de la question du fédéralisme fiscal. Il s'agit donc d'une question fondamentale et nous sommes ravis d'avoir un groupe de qualité pour aborder ce thème.
Mais avant d'entamer la présentation, permettez-moi de vous fournir quelques renseignements logistiques qui aideront à optimiser l'expérience de visionnement de tous. Tout d'abord, nous vous recommandons de vous déconnecter de votre RPV et, si possible, d'utiliser un appareil personnel pour assister à la séance.
Je sais que nous proposons une interprétation simultanée et une traduction en temps réel pour cet événement. Ces services sont disponibles sur la plateforme de webdiffusion. Pour y accéder, référez-vous au courriel envoyé par l'École.
À la fin de la séance, vous aurez un moment pour poser vos questions aux experts. Si vous avez des questions pendant la présentation ou à la fin de celle-ci, cliquez sur le bouton de clavardage dans le coin droit de votre écran et inscrivez votre question. Ne vous inquiétez pas si vous ne la voyez pas apparaître dans la fenêtre de clavardage : le modérateur l'aura tout de même bien reçue.
Voilà, c'est tout pour les questions techniques. Nous allons maintenant pouvoir écouter nos deux fantastiques conférenciers. Laissez-moi vous les présenter.
Tout d'abord, nous recevons Mary Janigan. Mary est une journaliste et historienne canadienne. Elle a récemment écrit un livre intitulé The Art of Sharing : The Richer versus the Poorer Provinces Since Confederation. Je suis ravi que l'École et l'IRPP aient décidé d'inviter une historienne pour la discussion d'aujourd'hui.
La question du fédéralisme fiscal est trop souvent abordée à travers le prisme économique et financier. Pourtant, elle relève également du domaine politique et les accords fiscaux actuels sont indiscutablement ancrés dans notre histoire et un contexte économique spécifique. D'ailleurs, Mary nous en dira plus à ce sujet.
Ne vous en faites pas, un économiste viendra également nous parler du fédéralisme fiscal. Impossible d'aborder le fédéralisme fiscal sans un économiste, et nous avons avec nous une sommité en la matière : Trevor Tombe, professeur d'économie à l'Université de Calgary et chercheur boursier à l'École des politiques publiques.
Attention! Trevor n'est pas l'universitaire classique, isolé dans sa tour d'ivoire. En tant que conseiller en politiques, je le suis sur Twitter. Oui, oui, il envoit des gazouillis. Il est même très actif, et pour les décideurs politiques comme nous, c'est une bonne chose d'avoir un économiste qui ne se contente pas de manipuler des chiffres. Nous sommes donc ravis que Trevor soit parmi nous.
Sans plus tarder, commençons la présentation avec Trevor, qui amorcera la discussion.
Trevor, vous avez environ 20 minutes pour dresser l'état des lieux du fédéralisme fiscal au pays, et je pense que vous soulignerez quelques-uns des enjeux qui y sont associés, puis nous céderons la parole à Mary.
Nous vous écoutons, Trevor. La parole est à vous.
[Trevor Tombe apparaît dans une boîte de clavardage vidéo distincte.]
Trevor Tombe : Bien. Merci pour cette introduction, Antoine, et merci également à tous les participants.
Personnellement, il y a peu sujets qui m'intéressent davantage que le fédéralisme fiscal. Heureusement, le Canada a une riche histoire, faite de divers accords et de moments décisifs où le pays a dû faire face à des points de tension. D'ailleurs, j'ai très hâte d'entendre le point de vue de Mary sur la question de la péréquation.
Pour commencer, j'aimerais présenter le contexte du fédéralisme fiscal au Canada tel qu'il est structuré aujourd'hui.
[Une diapositive apparaît avec pour titre : « Les principes fondamentaux du fédéralisme fiscal ».]
Essentiellement, le fédéralisme fiscal est associé à la répartition des compétences en matière de recettes et de dépenses entre les divers ordres de gouvernement.
[Une diapositive apparaît avec pour titre « Mouvements financiers des gouvernements canadiens (avant la COVID, 2019) ». Elle contient trois sections intitulées « Gouvernement fédéral », « Gouvernements provinciaux et territoriaux » et « administrations locales et gouvernements autochtones ». Chaque section présente différentes sources de recettes et à côté, différentes dépenses de programme.]
Je commencerai donc par décrire les principales sources de recettes et responsabilités en matière de dépenses de programme des gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux, ainsi que des administrations locales et des gouvernements autochtones.
Pour vous donner une idée d'une situation normale, j'utiliserai des données d'avant la pandémie.
Les gouvernements centraux ont une plus grande facilité à générer des recettes, mener la politique macroéconomique, redistribuer les fonds entre les personnes et mettre en commun les risques, que ce soit face à des catastrophes naturelles ou, comme ces dernières années, face à des des pandémies. De leur côté, les entités infranationales sont avantagées lorsqu'il s'agit de fournir des biens et des services publics ayant une portée locale. La question des accords fiscaux du Canada reflète largement cette idée maîtresse.
Le gouvernement fédéral collecte la majeure partie de ses recettes par le biais d'instruments d'imposition bien connus, comme l'impôt sur le revenu des particuliers, la TPS, l'impôt sur le revenu des sociétés, les taxes d'accise sur des biens et des services précis. Une grande partie des dépenses de programme du gouvernement fédéral est associée aux transferts aux personnes sous forme de prestations aux aînés, de prestations pour enfants et de prestations d'assurance-emploi. Ses principales activités sont en grande partie liées à des secteurs d'importance nationale, comme la défense nationale.
[Une diapositive apparaît avec le titre « Flux fiscaux des gouvernements canadiens (2019) » Il y a trois sections avec les titres « Gouvernement fédéral », « Gouvernements provincial et territorial », et « administrations locales et gouvernements autochtones ». Chaque section a des sources de revenus et dépenses du programme différente.]
Maintenant, remarquez la grande différence entre l'ampleur des recettes perçues par le gouvernement fédéral et le montant qu'il dépense pour ses propres programmes. C'est cette différence qui est ensuite transférée aux gouvernements provinciaux et territoriaux. Les gouvernements provinciaux perçoivent également des recettes par le biais de l'impôt sur le revenu des particuliers et des sociétés et par les taxes de vente, qui varient selon les provinces (TVH dans certaines, TVP ailleurs), mais également par les impôts fonciers et les taxes d'accise, qui représentent d'ailleurs des sources de recettes très importantes. Et certaines provinces, en particulier l'Alberta, la Saskatchewan et Terre-Neuve-et-Labrador, tirent également des recettes considérables des ressources naturelles, principalement des redevances sur le pétrole et le gaz.
Les domaines de responsabilité des gouvernements provinciaux sont la santé, l'éducation (maternelle à la 12e année et enseignement postsecondaire) ainsi que les services sociaux. Ces trois domaines représentent environ 80 % de l'ensemble des activités des gouvernements provinciaux au Canada, et les recettes perçues par ceux-ci sont généralement bien inférieures aux dépenses provinciales.
C'est là qu'interviennent les transferts fédéraux. Ils aident à combler l'écart entre les recettes perçues par les gouvernements provinciaux et territoriaux et leurs responsabilités en matière de dépenses. Et puis, localement, il existe également des transferts venant d'ordres supérieurs de gouvernement. Les municipalités perçoivent principalement des impôts fonciers et financent l'ensemble de ce que nous considérons comme les infrastructures et services locaux.
Il faut prendre un peu de recul par rapport à ce portrait de la situation actuelle du Canada pour mieux comprendre la façon dont la fédération est financée. Il est important de comprendre deux notions de déséquilibre entre les ordres de gouvernement. En effet, la structure des programmes ainsi que les montants peuvent changer d'une période à l'autre en fonction de l'augmentation ou de la diminution de ces déséquilibres.
[Une diapositive apparaît avec pour titre « Fait 1 : Le Canada est très décentralisé » au-dessus d'un graphique intitulé « Part des gouvernements infranationaux dans les dépenses totales consolidées (2019) » où sont présentés le Canada, les États-Unis, l'Australie, le Royaume-Uni et la Nouvelle-Zélande.]
Commençons par ce que l'on appelle généralement le déséquilibre fiscal vertical, qui décrit l'écart de capacité des gouvernements centraux et des gouvernements infranationaux à générer des recettes par rapport à leurs responsabilités en matière de dépenses.
[Une diapositive apparaît avec le titre « Fait 1 : Le Canada est très décentralisé » et un graphique avec le titre « Parts provinciales et locales des dépenses gouvernementales totales » qui montre Canada, les États-Unis, Australie, Royaume-Uni, et Nouvelle-Zélande.]
La situation au Canada est très intéressante et est unique au monde, car l'ampleur de la décentralisation y est incroyablement importante.
Si on s'intéresse à la part qu'occupent les gouvernements provinciaux, territoriaux et locaux dans les dépenses gouvernementales totales dans le monde, on constate qu'au Canada, elle représente près de 70 % du total. C'est une part très importante. La responsabilité de ces gouvernements infranationaux dans le financement des services publics essentiels ne cesse d'augmenter, mais c'est le gouvernement fédéral qui dispose d'une grande capacité à générer des recettes. Certains considèrent donc que cet écart entre la capacité du gouvernement fédéral à percevoir des recettes et les responsabilités des gouvernements infranationaux en matière de dépenses constitue un déséquilibre vertical.
Toutefois, une telle décentralisation présente également des avantages. Les services offerts par les gouvernements peuvent ainsi mieux correspondre aux attentes locales. Cette décentralisation peut également favoriser la concurrence entre les territoires, mener à une certaine expérimentation et à un apprentissage dans la prestation de services publics importants, mais elle comporte aussi des inconvénients. Notamment, les provinces ont du mal à gérer seules les enjeux qui ont des répercussions à l'échelle nationale. Il se peut aussi que les gouvernements provinciaux, en particulier dans les provinces de petite taille, ne parviennent pas à réaliser des économies d'échelle suffisantes pour fournir certains services de façon efficiente. Et puis il existe aussi des questions d'équité que j'aborderai dans un moment.
[Une diapositive apparaît avec pour titre « Transferts fédéraux en proportion de l'économie du Canada » et un graphique allant de 1870 à 2020.]
Pour combler cet écart entre la capacité à percevoir des recettes et les responsabilités en matière de dépenses de programmes locaux, le Canada a recours aux transferts explicites entre le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux. Parfois, ces transferts augmentent ou diminuent en fonction de la conjoncture économique ou de l'évolution de la nature et du rôle des gouvernements.
Ainsi, durant la majeure partie de l'histoire du Canada qui a précédé la Seconde Guerre mondiale, les transferts représentaient moins de 1 % de l'économie, à l'exception notable des pensions de vieillesse qui ont fait leur apparition pendant la Grande Dépression et des prestations d'assurance-emploi qui, pour des raisons évidentes, ont augmenté drastiquement pendant cette période.
[Une diapositive apparaît avec le titre « Transferts fédéraux en proportion de l'économie Canadienne » et un graphique qui montre 1870 à 2020.]
Toutefois, après la Seconde Guerre mondiale, nous avons assisté à une augmentation systématique des transferts fédéraux, en grande partie liée à la croissance rapide des systèmes de soins de santé et d'éducation, qui relevaient de la responsabilité des gouvernements provinciaux. Ainsi, l'augmentation des transferts fédéraux a facilité le déploiement d'un grand nombre de ces services publics.
Avec la COVID-19, le gouvernement fédéral a procédé à la mise en commun des risques et a considérablement augmenté les transferts au cours de la pandémie. Cette tendance à la hausse a quelque peu ralenti récemment pour se stabiliser au taux actuel d'environ 4 %.
[Une diapositive apparaît avec pour titre « Fait 2 : Le dynamisme économique varie considérablement » au-dessus d'un graphique intitulé « PIB par habitant au Canada en 2019 » où sont présentées chacune des provinces canadiennes.]
J'ai mentionné un deuxième déséquilibre, soit le déséquilibre fiscal horizontal, qui décrit les écarts entre les divers gouvernements provinciaux dans leur capacité à financer et à fournir des services publics. Pour avoir une idée de l'ampleur de ces écarts, jetons un œil au niveau d'activité économique du Canada par province, avant la pandémie de la COVID-19.
[Une diapositive apparaît avec le titre « Fait 2 : Les inégalités économiques régionales sont importantes » et un graphique avec le titre « PIB par habitant au Canada (2019 » qui montre les provinces canadiennes.]
Ce que nous voyons ici, c'est le PIB par habitant. Voyez ces chiffres comme un indicateur du dynamisme économique par personne, exprimé en montant des revenus générés par l'économie provinciale. Comme vous pouvez le constater, il existe de grandes disparités, par exemple entre l'Alberta qui, à une époque, avait le PIB par habitant le plus élevé du pays, soit près de 80 000 $, et les provinces maritimes qui avaient un PIB par habitant de moins de 50 000 $.
Or, cet écart important dans le dynamisme économique des divers gouvernements provinciaux se traduit par des capacités fiscales différentes pour le financement des services publics. Pour surmonter cet écart d'une province à une autre, le Canada procède de deux manières.
[Une diapositive intitulée « Principaux programmes de transfert (direct) au Canada (2021-2022) » apparaît au-dessus d'un graphique ayant pour titre « Transferts fédéraux aux provinces par habitant (principaux transferts seulement) » qui présente chaque province canadienne. Les couleurs du graphique sont associées aux étiquettes « Transfert canadien en matière de programmes sociaux », « Transfert canadien en matière de santé » et « Péréquation ».]
Premièrement, il existe un programme de transfert direct appelé « péréquation ». Comme vous pouvez le voir ici, parmi les trois principaux transferts fédéraux, deux sont proportionnels au nombre d'habitants : ceux en matière de santé et ceux en matière de programmes sociaux. Je considère que ces programmes de transfert visent spécifiquement à surmonter ce déséquilibre vertical.
[Une diapositive apparaît avec le titre « Principaux transferts fédéraux directs (2021-2022) » et un graphique qui montre les provinces canadiennes par les catégories « Programme de péréquation », « Transfert canadien en matière de santé », et « Transfert canadien en matière de programmes sociaux ».]
Cependant, comme vous pouvez le voir ici, la péréquation est inégalement répartie entre les provinces. Certaines ne reçoivent rien du tout, et celles qui en bénéficient ne reçoivent pas toutes le même montant par habitant.
Mary pourra vous en dire beaucoup plus sur le rôle et l'histoire de ce programme. Pour ma part, je me contenterai de souligner que le montant attribué à une province dépend en grande partie de sa capacité à générer des recettes. Sans entrer dans les détails de la formule, disons simplement que l'idée est de verser des paiements complémentaires aux provinces dont la capacité fiscale est inférieure à la moyenne, principalement à cause d'un dynamisme économique qui est également inférieur à la moyenne.
Le gouvernement fédéral a d'autres moyens que la péréquation pour assurer la redistribution des fonds entre les provinces. Le second outil qu'il utilise pour ce faire est beaucoup moins direct. Dans le budget fédéral, on trouve une quantité d'autres transferts aux provinces qu'on peut qualifier de transferts implicites.
[Une diapositive apparaît avec pour titre « Transferts financiers indirects au Canada » au-dessus d'un graphique intitulé « Répartition des recettes et des dépenses fédérales, par province (2019) ».]
Ces transferts n'ont rien d'inhabituel dans les systèmes fédéraux. En résumé, le Canada redistribue environ 2 % de son PIB entre les provinces dans le cadre de son budget fédéral. Ce taux est semblable aux États-Unis, bien que ce pays ne dispose pas d'un programme explicite comme la péréquation.
[Une diapositive apparaît avec le titre « Transferts fédéraux indirects au Canada » et un graphique avec le titre « Distribution des revenus et des dépenses fédérales, par province (2019) ».]
Donc, ici, ce que nous voyons en bleu, ce sont les recettes fédérales par habitant provenant des contribuables ou des entreprises dans chaque province, et en rouge, les dépenses fédérales par habitant, que ce soit pour les particuliers ou pour les programmes offerts dans les provinces. On peut voir que certaines provinces comme l'Ontario, l'Alberta et la Colombie-Britannique génèrent en moyenne plus de recettes que le gouvernement fédéral ne dépense de fonds dans leur territoire, alors qu'ailleurs comme au Manitoba, dans les provinces maritimes et, dans une moindre mesure, au Québec, les dépenses fédérales sont plus importantes que les recettes perçues par la province.
Vous pouvez considérer cela comme une sorte de transfert, certes indirect, mais il n'en reste pas moins que les ressources financières sont redistribuées entre les régions du pays. Comme nous l'avons vu, le fait est que la plupart des recettes fédérales sont obtenues par le biais d'impôts conditionnés par le revenu et la consommation. Ainsi, les provinces dont le niveau d'activité économique est supérieur à la moyenne paieront naturellement davantage d'impôts. Les personnes à revenu plus élevé paieront davantage d'impôts sur le revenu des particuliers. Les entreprises rentables, qu'elles soient financières en Ontario ou pétrolières et gazières en Alberta, en paieront davantage sur le revenu des sociétés au niveau fédéral.
Ainsi, les recettes fédérales illustreront les disparités en matière de dépenses fédérales et de dynamisme économique. Par exemple, les provinces diffèrent l'une de l'autre par leur pourcentage de population à la retraite. Leur situation démographique diffère et donc, plus leur population moyenne est âgée, plus elles reçoivent de prestations pour aînés. Les prestations d'assurance-emploi reflètent en grande partie, elles aussi, les écarts de dynamisme économique. Tous ces outils permettent au gouvernement fédéral de redistribuer indirectement les ressources financières.
[Une diapositive apparaît avec pour titre « Transferts implicites, par province, 1961-2020 » au-dessus d'un graphique intitulé « Transferts fiscaux interprovinciaux au Canada, en pourcentage du PIB » qui présente chacune des provinces canadiennes.]
Au Canada, nous avons la chance d'avoir Statistique Canada qui fait un travail extraordinaire pour rassembler ces données. Nous avons ainsi une image précise de la situation actuelle du Canada sur la question des transferts implicites, mais également de l'évolution de notre pays depuis les années 1960.
Ce que nous voyons ici, ce sont les bénéficiaires, c'est-à-dire les provinces où le gouvernement fédéral dépense plus qu'il ne perçoit de recettes. Ensuite, nous avons les contributeurs.
[Une diapositive apparaît avec le titre « Transferts fédéraux indirects, par province (1961-2020) » et un graphique avec le titre « Transferts fiscaux interprovinciaux au Canada, en proportion du PIB » qui montre les provinces canadiennes ».]
On peut voir ici que l'Ontario, en rose, a toujours fourni une contribution nette très importante, mais que celle-ci fluctue en fonction des chocs économiques qui ont touché la province. Récemment, le secteur manufacturier de la province a subi un choc très important en raison de la concurrence des importations, mais aussi de la crise financière et des perturbations dans le secteur de l'automobile. Le montant net de la contribution ontarienne au budget fédéral a donc diminué.
L'économie de l'Alberta connaît également beaucoup de fluctuations. Dans les années 1970 et les années 2000, lorsque le prix du pétrole était élevé, ou au cours des dernières années, lorsqu'il était bas, le montant de la contribution moyenne de l'Alberta a augmenté et diminué en conséquence. En ce qui concerne les bénéficiaires, on constate également que l'évolution de la situation économique a des effets sur le montant indirectement redistribué entre les provinces.
J'attire votre attention sur Terre-Neuve-et-Labrador qui, à mon avis, raconte une histoire très intéressante. Malgré sa population relativement petite, cette province était une grande bénéficiaire de fonds fédéraux nets avant de développer sa production pétrolière extracôtière. À certaines périodes, ces transferts par le biais du budget fédéral représentaient près de 30 % de l'ensemble de l'économie de Terre-Neuve-et-Labrador. Toutefois, on peut voir qu'au cours des dernières années, ces transferts ont grandement diminué. Il est même possible que cette année ou l'année prochaine, la province apporte une contribution nette, c'est-à-dire qu'elle générera plus de recettes que de dépenses pour le gouvernement fédéral. Cette situation sera intéressante à surveiller.
[Une diapositive apparaît avec le texte « Défis à long terme ».]
Ainsi, ces transferts implicites reflètent un déséquilibre horizontal dans le dynamisme économique des gouvernements provinciaux. Il me reste encore cinq minutes, et j'aimerais terminer mon exposé en attirant votre attention sur certains défis à long terme auxquels nous devrions accorder plus d'importance au Canada.
[Une diapositive apparaît avec le texte « Défis à long terme ».]
Alors, j'en sélectionnerai quatre. Non pas qu'il s'agisse des seuls défis que nous devions avoir à l'esprit, ni même qu'il s'agisse des plus importants défis à surmonter, mais simplement parce que je pense que nous n'y accordons pas suffisamment d'attention.
[Une diapositive apparaît avec pour titre « Vieillissement démographique au Canada atlantique » au-dessus d'un graphique intitulé « Part de la population du Canada atlantique âgée de 65 ans et plus » entre 2020 et 2040.]
Tout d'abord, les gouvernements provinciaux devront composer avec des défis démographiques et avec des pressions croissantes sur les coûts des soins de santé. Dans ses remarques préliminaires, Antoine a précisé que la question des transferts en matière de santé faisait beaucoup parler et que les gouvernements fédéral et provinciaux en discutaient activement.
[Une diapositive apparaît avec le titre « La population vieillissante de l'Atlantique » et un graphique avec le titre « Part de la population des provinces atlantiques de 65 ans et plus » qui montre 2020 à 2040.]
Je pense que les pressions sur les coûts des soins de santé seront beaucoup plus marquées dans certaines provinces.
J'attire donc votre attention sur la région de l'Atlantique, où actuellement, près d'une personne sur cinq a plus de 65 ans. D'ici le début des années 2030, ce chiffre va augmenter pour atteindre plus d'un quart de la population, et ne cessera d'augmenter par la suite. D'ici une ou deux décennies, la population de Terre-Neuve-et-Labrador pourrait compter près d'une personne sur trois âgée de plus de 65 ans. Par conséquent, les pressions qui pèsent sur les coûts des soins de santé vont particulièrement s'accentuer dans le Canada atlantique, ce qui pourrait creuser davantage le fossé du déséquilibre horizontal.
Les populations des provinces ne vieillissent pas au même rythme. Ainsi, dans les années 2040, la proportion de personnes âgées de plus de 65 ans en Alberta sera équivalente à celle qu'affiche aujourd'hui la région de l'Atlantique. Or, l'augmentation des déséquilibres horizontaux induits par les différences démographiques n'est pas suffisamment prise en compte dans les ententes de transfert actuelles. Presque aucune donnée démographique n'est prise en considération dans ces ententes.
[Une diapositive apparaît avec pour titre « Les finances provinciales ne sont pas viables » au-dessus d'un graphique intitulé « Projection de la dette publique nette du Canada par rapport au PIB, par ordre de gouvernement » entre 2020 et 2045.]
Le deuxième enjeu, c'est que l'augmentation des coûts des soins de santé n'est pas un défi pour une région du pays, elle en est un pour toutes les régions. Projetons-nous dans l'avenir. D'après mes estimations personnelles, qui correspondent à celles du Bureau du directeur parlementaire du budget, la capacité fiscale du gouvernement fédéral ira en se renforçant, tandis que celle des gouvernements provinciaux se réduira.
[Une diapositive apparaît avec le titre « Les finances provinciales ne sont pas viables » et un graphique avec le titre « Une projection de la dette publique nette en part du PIB, par gouvernement » qui montre 2020 à 2045.]
Les recettes du gouvernement fédéral augmenteront plus rapidement que ses dépenses de programmes, alors que l'inverse se produira dans les provinces, en grande partie à cause du vieillissement de la population et de la hausse des coûts des soins de santé. Ici, nous pouvons voir une projection du ratio de la dette nette au PIB. Du point de vue du gouvernement fédéral, le ratio de la dette est soutenable, car il décline structurellement au fil du temps, alors que c'est l'inverse pour les provinces. Nous assisterons donc à un creusement du déséquilibre vertical, si on veut, et pour y faire face, nous pourrons difficilement éviter de modifier certaines de nos ententes fiscales, par exemple en ce qui concerne les transferts en matière de santé.
[Une diapositive apparaît avec pour titre « Émissions de gaz à effet de serre au Canada » au-dessus d'un graphique présentant chaque province canadienne.]
Alors que la COP27 s'achève en ce moment même, le troisième défi – les changements climatiques et la réduction des émissions de gaz à effet de serre – revêt une importance croissante. Au Canada, il existe un écart important entre les provinces en ce qui concerne l'empreinte des émissions de gaz à effet de serre.
[Une diapositive apparaît avec le titre « Émissions de gaz à effet de serre au Canada » et un graphique qui montre les provinces canadiennes.]
L'Alberta, évidemment, contribue de façon disproportionnée aux émissions globales du Canada, mais quel rôle le gouvernement fédéral joue-t-il pour réduire ces écarts en matière d'émissions et répartir le coût global pour atteindre nos objectifs climatiques? D'après moi, cette question sera fondamentale, notamment parce qu'elle constitue déjà une source de friction croissante entre les gouvernements fédéral et provinciaux. Je pense qu'il sera intéressant d'observer ce qui va se passer en Alberta au cours des deux prochains mois sur ces questions qui se rapportent à la politique climatique. La Saskatchewan, par exemple, a publié un livre blanc qui portait presque exclusivement sur le thème des questions climatiques.
[Une diapositive apparaît avec pour titre « Le ressentiment dans la Fédération canadienne » au-dessus d'un graphique présentant les provinces canadiennes en ordre croissant de ressentiment.]
Voilà qui m'amène au troisième et dernier défi pour le Canada, à savoir le ressentiment au sein de la Fédération canadienne. De plus en plus, on remet en doute la justice et l'équité de la fédération canadienne. Charles, que nous avons entendu plus tôt, et ses collègues Olivier Jacques et Andrew Parkin ont récemment produit un travail exceptionnel à ce sujet.
[Une diapositive apparaît avec le titre « Le ressentiment dans la fédération candienne » et un graphique qui montre les provinces canadiennes de moins de ressentiment à plus de ressentiment.]
En bas de page, j'ai fourni un lien vers la version intégrale de l'étude. Grâce à des questions d'enquête détaillées, ils ont établi un indice de ressentiment par province.
Il faut considérer le zéro comme le point entre le ressentiment et l'indifférence. En moyenne, les Canadiens de toutes les provinces éprouvent du ressentiment quant à la place qu'occupe leur province au sein de la Confédération. Remarquez que c'est particulièrement vrai dans les provinces productrices de pétrole et de gaz, soit la Saskatchewan, l'Alberta et Terre-Neuve-et-Labrador.
Une part importante des répondants de ces régions estiment que leur province ne reçoit pas sa juste part ou n'a pas une place suffisamment importante dans la prise de décision nationale. Ce défi n'a rien de nouveau pour le Canada, mais d'après moi, il revêt une importance croissante et je doute que les dirigeants politiques, tant à l'échelon fédéral que provincial, soient à la hauteur de l'enjeu.
J'ai beaucoup de plaisir à discuter de ces questions, mais il est temps pour moi de céder la parole à Mary. Alors, merci beaucoup.
[Mary Janigan apparaît dans une boîte de clavardage vidéo distincte.]
Antoine Brunelle-Côté : Merci beaucoup, Trevor. Alors... Pardon, à vous, Mary.
Mary Janigan : Antoine, merci pour la présentation. Et Trevor, merci pour ce tour d'horizon du fédéralisme fiscal. C'était une belle introduction.
Je me suis plongée dans le passé pour comprendre comment la péréquation avait été mise en place. J'ai pris conscience que sans péréquation, nous n'existerions pas en tant que fédération. Notre survie serait impossible. Ce fut pour moi un moment déconcertant, mais pas totalement inattendu. Je suis remontée jusqu'au temps de la Confédération et à cette époque, l'un des points de consensus les plus sacrés était l'égalité entre toutes les provinces.
Dans les coulisses, ça négociait ferme pour déterminer la répartition fiscale, mais personne n'aurait osé dire tout haut ou déclarer officiellement que les provinces étaient inégales. Et voilà comment une lutte de plusieurs décennies a débuté.
Lors de la Confédération, le Nouveau-Brunswick a négocié des subventions spéciales, revues à la hausse selon un nouveau calcul du coût de fonctionnement de son gouvernement. Deux ans plus tard, la Nouvelle-Écosse a obtenu une entente spéciale, mais personne n'a voulu admettre la vérité. Les provinces maritimes, qui étaient riches, se retrouvaient soudainement appauvries parce qu'en échange de subventions, Ottawa récupérait les droits de douane et d'autres recettes pour financer son propre gouvernement.
Plus tard, une subvention de base spéciale a été inscrite dans la Constitution. Au fil du temps, avec l'inflation, les provinces ont réalisé que l'industrialisation de l'économie occasionnait toutes sortes de pressions, et il leur a fallu réglementer. Elles ont dû prendre des obligations pour les canaux et les chemins de fer. Elles manquaient d'argent pour couvrir tous leurs besoins. Pire, les subventions fédérales représentaient une part de plus en plus importante de leurs recettes. Elles ont donc commencé à se plaindre.
Puis, 20 ans plus tard, elles se sont mobilisées. Elles ont réclamé davantage d'argent, sir John A. Macdonald a ignoré leur demande, et la situation a perduré. Finalement, en 1907, sir Wilfrid Laurier accepte de bonifier les subventions pour calmer les provinces, ce qui l'oblige à modifier la Constitution. Cette mesure ne suffit pas, la population s'appauvrit et l'inflation s'accentue. La dynamique reste inchangée : on se retrouve avec un groupe provincial mécontent d'Ottawa et comme Trevor l'a mentionné, avec un déséquilibre vertical extrême.
Passons maintenant aux années 1920. Beaucoup de gens s'installent dans les centres urbains. S'ils perdent leur emploi, ils n'ont aucun soutien. Ils sont loin de leur famille. Les églises ne peuvent pas faire grand-chose pour eux. Les organismes de bienfaisance réclament de l'aide du gouvernement. Mackenzie King tente alors de trouver une solution, mais celle-ci ne contribue que très peu à atténuer le ressentiment dans l'ouest du pays. Le fait est que la grogne y persiste depuis des décennies.
Contrairement aux autres provinces, Ottawa n'a pas donné le contrôle des ressources aux trois provinces des Prairies au moment de leur création. Forêts, pétrole, eau : Ottawa conserve toutes ces ressources. En 1927, Mackenzie King fait un effort pour augmenter les subventions aux provinces maritimes et leur rendre le contrôle des ressources. Malheureusement, la dépression sévit alors et il est plus onéreux de développer les ressources que de récupérer les recettes provinciales.
En coulisses, la Banque du Canada s'intéresse discrètement au cas de l'Australie. Elle observe d'autres fédérations, mais le cas de l'Australie intrigue les décideurs de la Banque du Canada. En 1933, l'Australie-Occidentale vote la sécession. Le pays réussit à l'éviter par le biais de détails de procédure, mais il est évident qu'il faut agir pour atténuer les disparités fiscales. L'Australie crée alors la Commission des subventions du Commonwealth qui, par d'étranges méthodes de calcul basées sur les dépenses et les recettes, transfère de l'argent aux États les plus pauvres. Ce sont ces méthodes qui ont servi de modèle pour la péréquation.
Nous voilà maintenant dans les années 1930. L'Alberta est incapable d'honorer ses échéances d'obligations. Le Manitoba et la Saskatchewan sont proches du point de rupture. Mackenzie King prend alors une décision qui l'arrange. Il crée une commission royale chargée d'examiner les déséquilibres entre les recettes et les dépenses des provinces pour comprendre comment elles gèrent ces déséquilibres. Au moment du dépôt du rapport, la France est en train de perdre la guerre.
Le rapport recommande une réorganisation majeure des recettes qui conférerait plus de responsabilités à Ottawa, mais également des « subventions nationales de rajustement » basées sur les dépenses des provinces dans les programmes clés. L'Ontario est la seule province qui n'y a pas droit. Mais l'Ontario est puissant et à chaque étape, les provinces les plus riches s'opposent à toute concession, à l'exception d'une aide aux provinces les plus pauvres pour financer des travaux publics. L'adoption du rapport fait donc l'objet d'une forte résistance.
Pendant la guerre, Ottawa prend le contrôle des recettes provinciales clés et en redistribue une partie, en plus de subventions supplémentaires accordées à chaque province. Il s'agit d'une reconnaissance implicite de l'inégalité des provinces. En temps de guerre, Ottawa veut garder la mainmise sur les fonds. Les provinces résistent, surtout le Québec et l'Ontario, le Québec avec beaucoup de véhémence.
Les documents des groupes de femmes et des syndicats laissent voir que ceux-ci réclament des programmes sociaux. Les gens voient ce qui se passe en Grande-Bretagne. Ils voient ce qui se passe aux États-Unis. L'Australie fait mieux, et semble être le modèle à suivre pour assurer un meilleur avenir après la guerre.
Le gouvernement fédéral est donc coincé entre deux forces. Le Québec refuse de signer les conventions en matière de location des domaines fiscaux en temps de paix. Même s'il perd beaucoup d'argent, il souhaite conserver la gestion de ses recettes et des dépenses. Parallèlement, la frustration de certains groupes sociaux s'intensifie dans le reste du Canada.
Louis Saint-Laurent s'engage alors sur un terrain glissant. Il affirme que le Québec est une province comme les autres, ce que Duplessis conteste avec véhémence. La situation empire lorsque Duplessis instaure un impôt sur le revenu des particuliers qui pourrait soumettre les Québécois à une double imposition. Par ailleurs, Saint-Laurent prend conscience d'un vent de changement : la Révolution tranquille commence au Québec.
Saint-Laurent a alors une idée ingénieuse. Il décide de redistribuer entre les provinces la partie subvention des conventions sur la location des domaines fiscaux, qu'elles aient signé ces conventions ou non. Cette décision est tout à fait remarquable, car il reconnaît ainsi que les provinces ne sont pas égales. D'autres avant lui ont tenté de le faire valoir, mais sa décision fait explicitement ressortir l'inégalité fiscale des provinces. Et cette décision, il la prend de manière unilatérale.
Il organise bien quelques conférences fédérales, mais aucune entente entre parties n'est conclue. Tout le monde s'entend sur le principe général, tout le monde veut paraître généreux, mais personne ne s'entend sur les montants. L'Ontario estime qu'elle donne trop et qu'en retour, elle ne reçoit pas assez en remboursement d'impôt sur le revenu. Les provinces maritimes estiment également être lésées, mais on voit apparaître des transferts sans condition, sans formulaire de demande, qui aident les provinces les plus pauvres malgré les objections des provinces les plus riches.
Saint-Laurent achète la paix, mais au prix fort. Aux élections suivantes, l'Ontario fait campagne. Leslie Frost prétend que la province est lésée, les Maritimes en font autant, et c'est entre autres pour cette raison que Diefenbaker perd les élections. Mais il faut voir comment tout a changé quand les paiements de péréquation ont commencé. Tout à coup, des programmes que même les provinces les plus pauvres pouvaient payer ont vu le jour.
Pensons au Régime d'assistance publique du Canada. Aux investissements fédéraux dans les soins hospitaliers. Aux subventions pour l'enseignement postsecondaire. Grâce à la péréquation, toute une série de programmes à frais partagés a vu le jour. Et ce sont ces programmes qui ont fait entrer la fédération dans l'ère moderne.
Soudain, les soins hospitaliers devenaient accessibles grâce au régime d'assurance maladie, probablement le plus important de tous ces programmes. De l'avis général, le Canada était une fédération qui s'occupait de son peuple. On s'entendait donc pour partager les coûts, mais on posait également ainsi une philosophie pragmatique pour le fonctionnement du pays. Il fallait partager.
En tant qu'économiste, Trevor a étudié les deux côtés de la médaille. Certains transferts fédéraux présentent des inconvénients financiers pour les provinces les plus riches comme l'Alberta, mais ils sont également source d'équité et d'efficacité. Après tout, qui voudrait que la population entière de l'Île-du-Prince-Édouard s'installe en Ontario pour obtenir de meilleurs soins ou une meilleure éducation? On ne peut pas non plus la laisser se débrouiller avec des services éducatifs, sociaux et sanitaires médiocres.
Ce maillage de transferts fiscaux, à commencer par la péréquation, a été mis en place pour faire entrer cette nation dans le monde moderne. Je ne plaide pas en faveur de cette formule, elle pourrait être modifiée. Comme Trevor et d'autres avant moi l'ont souligné, la péréquation est un succès, mais ça ne signifie pas que cette formule est sacrée. J'ai parlé du mécontentement de l'ouest, qui remonte à la résistance de Riel en 1870. Ces rancunes remontent à loin. Elles doivent être gérées habilement, mais le réseau doit rester intact. J'en suis arrivée à cette conclusion en lisant des pages de querelles provinciales s'étendant sur des décennies quant à ce qui pouvait être partagé, ce qui devait l'être, et combien chacun devait recevoir. Ce sont la péréquation, les transferts en matière de santé et les programmes sociaux qui nous ont sauvés.
Je passe la parole à Antoine.
Antoine Brunelle-Côté : Merci beaucoup, Mary. Merci beaucoup, Trevor. C'était génial, Mary, j'ai apprécié la perspective historique. Sincèrement, j'ai beaucoup appris. C'est formidable.
Je vais commencer à prendre quelques questions, en laissant aux gens le temps de les écrire dans l'espace de clavardage.
On vient de subir un choc majeur, non? La COVID-19 nous a causé tout un choc. Mary, vous avez expliqué que l'évolution du fédéralisme fiscal au Canada a été la conséquence de crises, comme la Grande Dépression, la Seconde Guerre mondiale, etc. Nous avons pu constater pendant la COVID-19 que le gouvernement fédéral jouait alors un rôle très important. Je n'ai pas le chiffre exact, mais je pense que sur chaque dollar dépensé, 0,80 $ a été engagé par le gouvernement fédéral. Il s'agit d'un apport massif.
Par conséquent, de nombreuses provinces dégagent aujourd'hui des excédents alors que certains ministères fédéraux sont encore en déficit. Pensez-vous que la pandémie de COVID-19 a modifié, même légèrement, le paradigme du fédéralisme fiscal ou la relation entre les ordres de gouvernement?
On pourrait commencer par entendre l'avis de Trevor et enchaîner avec Mary.
Trevor Tombe : C'est une excellente question. Vous avez raison de dire que ce sont ces moments de tension qui amènent une transformation du système. Si vous m'aviez posé cette question il y a un an et demi, je vous aurais apporté une réponse très différente d'aujourd'hui.
Je pensais que la COVID-19 aurait de profondes conséquences sur le fédéralisme fiscal au Canada, principalement parce que ce choc a été largement absorbé par le fédéral, mais également parce que ses conséquences fiscales et économiques ont été ressenties de façon très inégale au pays. Avant la pandémie, nous avons connu une contraction nettement plus importante dans les provinces à revenu élevé, et en 2020, le déséquilibre horizontal est donc tombé à son niveau le plus bas, ce qui aurait pu avoir des conséquences potentiellement importantes pour la péréquation.
Pour des raisons qu'il est inutile d'aborder, la COVID-19 aurait très bien pu faire en sorte que l'Ontario devienne bénéficiaire de la péréquation et que la Saskatchewan et Terre-Neuve-et-Labrador suivent le même chemin, ce qui n'aurait laissé que l'Alberta et la Colombie-Britannique à ne pas recevoir ces paiements. Pour les paiements de 2022-2023, nous étions à deux doigts d'en arriver là.
Je pense qu'une telle situation aurait entraîné une forte pression pour changer ce programme et cette formule, mais elle ne s'est pas concrétisée. À l'heure actuelle, la formule fonctionne normalement et il est probable qu'elle tienne pour les deux prochaines années. Nous avons évité d'énormes tensions à court terme.
Parlons d'un autre programme – le programme de stabilisation fiscale – qui était censé fournir une sorte d'assurance du revenu aux gouvernements provinciaux. Les provinces, à l'instar du gouvernement fédéral, ont pourtant constaté une diminution notable de leurs recettes en raison de la contraction de l'activité économique dans ce programme. Les gouvernements provinciaux – pas tous, mais la plupart, les principaux – comptaient sur cet important soutien, mais ça ne s'est pas passé comme prévu. Après le choc initial, la reprise a été beaucoup plus forte que ce à quoi l'on pouvait s'attendre, et seules l'Alberta et la Saskatchewan auront probablement besoin de ce programme, l'Alberta de façon beaucoup plus limitée.
Le gouvernement fédéral a procédé à une expansion spectaculaire de ce programme, qui a triplé en taille. C'est d'ailleurs peut-être la seule conséquence durable des accords explicites, mais la pandémie a occasionné des pressions qui nécessiteront la modification d'autres programmes, probablement à commencer par la réforme de l'assurance-emploi, que le gouvernement fédéral examine actuellement. Les conséquences sont moins importantes que je ne le pensais, mais le temps nous le dira.
Antoine Brunelle-Côté : Merci, Trevor. Mary.
Mary Janigan : Je suis d'accord avec Trevor, il a parfaitement analysé les chiffres, mais j'ai noté une sorte de réaction psychologique après la COVID-19 qui a redynamisé les négociations entre les ministres de la Santé. Les Canadiens ont pris conscience des défaillances de leurs systèmes de santé et font pression sur les provinces, qui font à leur tour pression sur le gouvernement fédéral pour obtenir plus d'argent.
Des négociations préliminaires ont eu lieu, mais la COVID-19 a ébranlé le système politique et je pense que tout cela aboutira à des augmentations négociées, probablement par rapport aux montants par habitant. Sans compter que désormais, la péréquation augmente automatiquement, ce qui devrait amener certains décideurs à revoir la formule, qui augmente avec le PIB nominal.
Cette formule fonctionne à cause des accords, parce qu'il y a des surplus qu'on peut redistribuer de différentes manières. J'ai l'impression que la COVID-19 a tellement secoué les gens qu'ils s'intéresseront de plus près à la hausse de la péréquation et à sa distribution. Je peux me tromper, mais c'est hautement probable.
Trevor a aussi dit que les rajustements par habitant devraient prendre en compte les déséquilibres démographiques. Dans certaines provinces des Maritimes et du Canada atlantique où la population est vieillissante, les montants par habitant pourraient être plus élevés. Je ne sais pas comment ça fonctionnerait. Je crains qu'à cause de la COVID-19, un autre affrontement se profile à l'horizon.
Antoine Brunelle-Côté : Merci, Mary. Permettez-moi d'enchaîner sur ce que vous venez de dire. Jouons à un petit jeu. Supposons que vous êtes en face du ministre des Finances et du ministre des Affaires intergouvernementales et que je vous demande de les informer de ce qui fonctionne bien, de ce qui ne fonctionne pas et de l'approche que nous devrions adopter.
Vous avez mentionné quelques idées pour améliorer les choses. Que recommanderiez-vous aux ministres des Finances et des Affaires intergouvernementales? Quelles devraient être nos priorités en matière de fédéralisme fiscal? Faudrait-il procéder à une réforme brusque ou à une réforme progressive? Quelle devrait être notre approche pour surmonter ces défis? Et après, peut-être que Trevor pourrait aussi répondre à la question.
Mary Janigan : Trevor?
Trevor Tombe : Non, je vous laisse la parole. Je répondrai ensuite.
Mary Janigan : Dans l'une des questions, on suggérait que le Canada devrait mandater une commission royale et considérer les paiements de transfert comme un tout, non pas de façon fragmentaire. Au fil des années, divers comités parlementaires et sénatoriaux se sont penchés sur la question, mais toujours à l'égard de certains programmes en particulier et de leur fonctionnement.
Je suis certaine que beaucoup de gens vont tomber de leur chaise et vouloir me ramener à la raison, mais il est temps de créer une commission royale sur les paiements de transfert. J'aimerais qu'une commission royale analyse ces paiements à la lumière des conséquences de la pandémie de COVID-19, de l'évolution de l'économie et du monde en général, de la question des émissions de gaz à effet de serre et de notre stratégie pour les réduire. Je pense que ça pourrait être la solution.
Si je siégeais au ministère, j'insisterais à court terme sur les transferts en matière de santé, tout simplement parce que beaucoup en font une fixation et qu'Ottawa a déjà indiqué être prête à envisager un changement, même si elle n'a pas précisé les montants. Voilà ce que je ferais.
Trevor.
Trevor Tombe : Compte tenu de ces défis, il est important de réfléchir à la réponse que devrait apporter le gouvernement fédéral à court, moyen et long terme. À court terme, une augmentation des transferts en matière de santé est inévitable, non seulement en raison de la dynamique politique en jeu, mais aussi parce que les arguments en faveur d'un financement fédéral supplémentaire sont légitimes. En effet, le gouvernement fédéral a plus de leviers que les provinces pour percevoir des recettes, en particulier grâce à l'impôt sur le revenu des sociétés et des particuliers.
Je dis ça comme ça, mais si les provinces s'en chargeaient, ça faciliterait peut-être les transferts de revenus en cas de déménagement ou de déplacement, car les assiettes fiscales sont plus sensibles aux taux provinciaux qu'aux taux fédéraux. Il existe donc un argument économique pour que le gouvernement fédéral se charge en partie de la perception de recettes au nom des gouvernements provinciaux et leur transfère ensuite la différence, car l'ampleur des pressions sur le système de santé varie selon les hypothèses.
Simplement du fait du vieillissement, le total des dépenses en santé pourrait augmenter au cours des 20 prochaines années de l'ordre de 2 à 3 % du PIB. Il s'agit là d'une hausse considérable, qui représente six à dix points de pourcentage de la TPS. Un grand défi fiscal nous attend, et il est impératif que le gouvernement fédéral en assume une partie.
À court terme, il serait assez simple d'augmenter les transferts en matière de santé en fonction de la démographie. Par contre, il serait très difficile d'éliminer les transferts actuels et de les remplacer par un système tenant compte de la démographie, car certaines provinces recevraient plus que d'autres, et comme l'histoire nous l'a montré, un tel système fonctionne rarement. Ainsi, certains changements entraînent une augmentation du montant global des transferts, mais certaines provinces en recevront toujours plus que les autres. Si l'on tenait compte de la situation démographique, les provinces de l'Atlantique recevraient plus que les autres. À court terme, il y a de solides arguments en faveur de cette approche.
Toutefois, à plus long terme, il est capital de faire un examen approfondi de tous les accords fiscaux à la lumière du vieillissement de la population, des transitions énergétiques, des changements technologiques et de la volatilité accrue du contexte international. Et comme le Canada est très décentralisé, il est crucial pour sa prospérité à long terme de réfléchir à la structure des accords fiscaux et de se demander s'ils sont ou non adaptés pour relever ces défis.
Un groupe extérieur au gouvernement, affilié à l'IRPP et à la Canada West Foundation et dont je fais partie, se penche justement sur cette question. Nous allons bientôt publier un document qui aborde plusieurs de ces défis et nous incite à réfléchir à la réponse que nous devrions y apporter. Sur Google, vous nous trouverez sous le nom de Commission des relations fiscales intergouvernementales, mais nous changerons probablement de nom pour « Groupe de recherche sur le fédéralisme fiscal ».
Surveillez les nouvelles, ça ne devrait plus tarder. Mais d'après moi, il faut aussi envisager de s'attaquer à cette question par le biais d'une commission royale.
Antoine Brunelle-Côté : Merci, Trevor. Je me demande comment le Canada se compare à d'autres pays. Trevor, vous avez mentionné que le Canada était très décentralisé, que notre fédération est probablement l'une des plus décentralisées. Mais l'un d'entre vous a-t-il examiné comment procédaient les autres pays? Sont-ils confrontés au même type de problèmes? Comment gèrent-ils les défis auxquels nous faisons face?
Trevor Tombe : Je veux préciser que chaque pays est confronté à son lot de pressions économiques, sociales et politiques qui changent avec le temps, et les accords sont là pour les équilibrer. Donc, nous ne serons jamais identiques aux autres pays.
Il existe toutefois dans le monde une foule de programmes qui tiennent compte de la démographie. On pourrait citer de nombreux exemples de transferts entre un gouvernement central et des gouvernements infranationaux qui ont pour objectif de répondre au rythme inégal du vieillissement de la population. C'est l'un de nos défis majeurs, mais les modèles dont nous pouvons nous inspirer ne manquent pas.
Mary Janigan : On a tendance à oublier que depuis des décennies, le Canada s'inspire fortement de l'Australie. Et bien avant de créer la Commission des subventions du Commonwealth, l'Australie s'est elle-même inspirée du Canada et des États-Unis pour comprendre comment les fédérations survivaient, fonctionnaient et résolvaient leurs problèmes. Trevor a raison. Chaque fédération fait face à ses propres difficultés.
Je souligne toutefois que les États-Unis – une fédération – n'ont pas de programme de transfert sans condition. Ils ont recours à certains programmes en particulier, pour les autoroutes et la défense, par exemple. Mais si on regarde les écarts entre les dépenses en éducation par étudiant des États les plus pauvres et des États les plus riches, c'est assez troublant, très troublant, à vrai dire. La qualité de l'enseignement est généralement inférieure dans les États les plus pauvres, comme le Mississippi, ce qui a des conséquences sur les habitudes de vote et sur d'autres questions qui sont très débattues.
Le modèle de l'Australie est celui qui ressemble le plus au nôtre. Lorsque le Canada cherchait des modèles dont s'inspirer lors de la commission royale, il s'est intéressé à l'Allemagne avant l'arrivée d'Hitler au pouvoir. Au Brésil et à l'Afrique du Sud. Il s'est également intéressé à l'Inde avant l'indépendance et la partition. Chaque fédération a ses problèmes, mais je pense qu'il est préférable de les affronter plutôt que de saborder le système.
Trevor Tombe : Je veux revenir sur un point soulevé par Mary au sujet d'un mécanisme très intéressant utilisé par l'Australie pour gérer ses accords fiscaux.
Pour les participants qui n'en ont jamais entendu parler, la Commission des subventions du Commonwealth à laquelle Mary a fait référence est un organisme indépendant qui conseille le gouvernement australien sur les accords fiscaux, fait des recommandations et mesure la capacité et les besoins fiscaux de chaque région du pays. Un tel organisme indépendant, non partisan et apolitique, qui fournit des analyses et des recommandations, pourrait contribuer à améliorer la capacité du Canada à relever certains de ces défis à long terme. Un organisme capable de se plonger dans les données, de réfléchir aux principes de base et d'émettre des recommandations de façon plus permanente que notre approche ponctuelle habituelle.
Lors du dernier examen approfondi de nos accords fiscaux, un groupe d'experts – la commission O'Brien – s'est penché sur la question et a livré un travail exceptionnel.
Mary Janigan : En effet.
Trevor Tombe : Si un tel organisme pouvait se pencher sérieusement sur ce genre de travail, je crois que nous pourrions réformer les accords de façon plus réfléchie et cohérente au lieu d'attendre que les pressions nous obligent à une réforme globale.
Mary Janigan : Trevor a pesé le pour et le contre. Trevor, je ne peux pas parler en votre nom, mais vous avez beaucoup réfléchi à l'utilité de se doter d'un groupe d'experts, comme LaCour et Béland l'ont recommandé.
Trevor Tombe : Personnellement, j'aime l'idée, ne serait-ce que parce qu'elle contribuerait à élever le débat au-delà du simple va-et-vient politique entre les dirigeants provinciaux et fédéraux. Certaines de ces questions sont d'ordre technique et sont difficiles à aborder. Il nous faut un groupe qui analysera la formule dans le détail au lieu de l'étudier de manière superficielle comme le font actuellement les dirigeants politiques.
Mary Janigan : J'aimerais ajouter quelque chose. Comme Trevor l'a souligné, au Canada, la question est tellement politisée et les provinces sont si différentes les unes des autres, notamment dans leurs attentes, qu'il serait peut-être bon de mettre sur pied un groupe indépendant. Après quelques années à examiner de façon impartiale la situation financière de chaque province, peut-être arriverions-nous à mieux cerner le genre de fédération que nous voulons devenir et ce qu'il faut faire pour y parvenir. La querelle au sujet des recettes de l'exploitation des ressources naturelles est aussi virulente qu'inutile. La solution réside peut-être dans la formation d'un groupe indépendant.
Merci, Antoine et Trevor.
Antoine Brunelle-Côté : En pratique, Mary, comment mettriez-vous en place un groupe indépendant, car, comme vous l'avez mentionné, il risque de se politiser rapidement? C'est LA question. Si c'est le fédéral qui le met en place, certains diront qu'il veut orienter le débat. Pareil pour les provinces, il y aura des querelles intestines. Donc, en pratique, comment faire pour qu'une telle solution fonctionne?
Mary Janigan : La commission O'Brien était présidée par un ancien fonctionnaire très respecté et très apprécié. Personne n'a vraiment protesté contre sa nomination à la tête de ce groupe. L'Australie, elle, a nommé en 1933 un économiste et mathématicien atypique, L.F. Giblin, et compte tenu de sa réputation, très peu de gens ont contesté ses recommandations sur la répartition entre les États. La Commission royale s'est penchée sur son travail, et Giblin a admis qu'une large partie de ces mesures étaient ponctuelles. Aujourd'hui, ça ne fonctionnerait pas, mais il faudrait que des personnes très expertes et non partisanes s'en chargent. Je déteste dire ça, mais je doute même qu'un ancien politicien soit qualifié, sauf peut-être quelques-uns. C'est le genre de dossier qu'on aurait pu confier à Peter Lougheed ou à William Davis, mais une chose est certaine, ça prend un expert.
Antoine Brunelle-Côté : Trevor, voulez-vous ajouter un mot à ce sujet? Ou vous proposez pour le poste?
Trevor Tombe : Oh non, sans façon.
Antoine Brunelle-Côté : D'accord. On vous écoute, alors.
Trevor Tombe : J'allais dire qu'au Canada, nous avions un organisme très semblable, même s'il ne s'occupait pas spécifiquement des accords fiscaux : le Conseil économique du Canada, précédemment appelé la Commission nationale de la productivité. C'était un organisme permanent chargé de se pencher sur divers problèmes et de fournir des recommandations. Il a bien publié des rapports sur les accords fiscaux, mais ce n'était pas son seul sujet d'étude. Vous voyez, nous avons donc une certaine expérience de ce genre d'organisme.
Antoine Brunelle-Côté : Laissez-moi vous poser une autre question. Bien sûr, il y a beaucoup de ressentiment envers la fédération, comme nous le savons tous. Par le passé, certains gouvernements, comme celui de Paul Martin, ont essayé de régler ce problème par des accords parallèles, n'est-ce pas? Je pense aux accords sur les ressources extracôtières avec Terre-Neuve et la Nouvelle-Écosse. À votre avis, pourrait-on atténuer le ressentiment à l'égard de la fédération en concluant davantage d'accords bilatéraux?
Trevor Tombe : J'aimerais souligner que certaines questions mettent à mal la dynamique fédérale-provinciale, et ce, depuis la création du Canada. Au risque qu'on me juge trop cynique, je dirais même que ces désaccords ont servi les objectifs politiques à court terme du gouvernement fédéral et des gouvernements provinciaux. S'en prendre à quelqu'un d'autre permet de détourner l'attention du public et la pression de la société civile des problèmes dont on pourrait être jugé responsable.
Prenez l'exemple de l'Alberta. La province fait face à de nombreux défis ou du moins, y faisait face avant que les prix du pétrole n'augmentent. La plupart des solutions pour surmonter ces pressions financières et budgétaires sont locales, et pourtant, le provincial rejette la faute sur le fédéral. C'est une réaction tout à fait classique dans l'histoire du Canada.
Des ententes parallèles pourraient atténuer une partie de cette pression, mais les provinces pourraient aussi soulever des questions précises, comme l'exploitation extracôtière. Dans le cas de Terre-Neuve-et-Labrador, des aspects juridiques très intéressants, du moins sur le plan historique, ont d'ailleurs été soulevés concernant la propriété des ressources extracôtières. Ces ressources appartenaient-elles à la province ou au gouvernement fédéral? C'est une question très locale et précise, et je pense que des accords parallèles seraient tout à fait appropriés pour gérer ce type d'enjeux.
On pourrait les appliquer, par exemple, aux questions de politique climatique liées à l'électrification parce que certaines provinces, comme le Québec et la Colombie-Britannique, ont déjà une production d'électricité propre, alors que l'Alberta et la Saskatchewan sont les principales concernées par la décarbonisation et l'électrification. Dans ce domaine, il serait judicieux que le gouvernement fédéral conclue des ententes spécifiques avec les provinces.
Mary Janigan : Ottawa conclut de telles ententes avec les Maritimes depuis la Confédération. Elle l'a fait dans les années 1920 lorsqu'elle a augmenté le montant des subventions aux trois provinces maritimes, et R. B. Bennett en a fait autant dans les années 1930. Il a toujours été clair qu'à certains moments, il y aurait des besoins particuliers, mais ça n'exclut pas qu'on doive se livrer à un examen à long terme du maillage fiscal. En l'absence de ces ententes parallèles, les provinces maritimes auraient perdu des fonds de péréquation, à raison de près d'un dollar pour chaque dollar de recettes perçues. Leurs gouvernements, appauvris, se seraient alors démenés pour développer leurs ressources et finalement découvrir que ce développement les pénalisait.
D'ailleurs, il y a déjà eu un mécanisme semblable pour l'aide sociale. Pour chaque dollar gagné par le travail, les gens perdaient un dollar d'aide sociale, mais des accords ont été conclus pour éviter ce genre de problème et nous avons fait la même chose pour les provinces les plus nécessiteuses. D'après moi, c'était une bonne approche, même si nous devons maintenant déterminer quelles subventions modifier et comment les modifier.
La formule de péréquation n'a pas été modifiée depuis... Je pense qu'elle a été renouvelée en 2019 et qu'on a repris la même que celle appliquée en 2014. Il est donc grandement temps de la revoir, ensemble. Rien n'oblige Ottawa à demander l'opinion des provinces, mais je crois sincèrement qu'elle devrait les consulter. Elles pourraient avoir de bonnes idées pour la révision de cette formule, qui doit être renouvelée en 2024.
Antoine Brunelle-Côté : Merci, Mary. Je voudrais maintenant vous demander comment le gouvernement fédéral pourrait s'assurer que les grandes priorités fédérales seront respectées. Beaucoup des transferts dont nous avons parlé sont sans condition et consistent simplement à transférer des fonds aux provinces. Bien entendu, l'État souhaite imposer certaines normes. Comment faire au mieux avec les outils dont nous disposons? Le gouvernement fédéral peut-il atteindre son objectif grâce aux mécanismes à sa disposition? Trevor?
Trevor Tombe : En effet, nous n'avons pas abordé la question de savoir si le gouvernement fédéral devrait imposer des conditions à ses transferts financiers. C'est une conversation intéressante en soi étant donné que la responsabilité des services publics est partagée. Historiquement, il n'est pas inhabituel d'imposer des conditions. Le gouvernement fédéral a une forte capacité fiscale et peut utiliser son pouvoir de dépenser pour inciter les provinces à adopter certains programmes, comme on l'a vu récemment avec la garde d'enfants. Il se contente d'apporter des fonds que les provinces sont libres d'accepter ou de refuser. Si elles acceptent, elles doivent alors mettre en place des programmes qui, malgré leurs particularités, doivent concorder avec les priorités fédérales.
Rappelons que les provinces ont toujours eu la possibilité de se retirer de ce système de transferts. Il leur suffit d'avoir un programme plus ou moins équivalent et au lieu de transferts de fonds, le gouvernement fédéral leur accorde des points d'impôt. Le Québec perçoit encore ce qu'on appelle l'abattement d'impôt du Québec, un transfert de points d'impôt qui lui a été accordé lorsque contrairement aux autres provinces, il a refusé de signer les nouvelles ententes de transfert de fonds. Assortir les financements fédéraux de conditions n'a donc rien de nouveau, et c'est grâce aux fonds qu'il investit que le gouvernement fédéral veille à la réalisation de ses priorités.
Mary Janigan : Le transfert en matière de santé comporte cinq conditions, ou principes d'ordre général. Si Ottawa commençait à couper les cheveux en quatre, je crois que tout le monde s'insurgerait. Là, on parle plutôt d'absence de frais d'utilisation et de transférabilité. Si vous avez une assurance maladie en Ontario, vous devriez être couvert aussi au Québec. La Loi canadienne sur la santé, qui pose trois autres conditions garantissant une norme de prise en charge, c'est aussi une question de transférabilité de l'administration publique.
Idem du Transfert canadien en matière de programmes sociaux, qui permet aux prestataires de l'aide sociale d'intégrer rapidement le programme de l'autre province après un déménagement. Ce sont des règlements généraux qui relèvent du bon sens. Le système fonctionne parce que toutes les provinces s'accordent sur le fait que c'est la bonne façon de procéder.
Je dois mentionner qu'Ottawa tient compte des points d'impôt qui sont transférés et de ce qu'ils rapportent, et prévoit des ajustements grâce à la péréquation. C'est un merveilleux moyen de faire fonctionner ces programmes nationaux avec un minimum d'imposition. Je ne voudrais pas voir la liste des conditions s'allonger, sinon les provinces feraient marche arrière, en particulier le Québec.
Antoine Brunelle-Côté : Oui, absolument. Ça pourrait compliquer la discussion. Le temps file. Avant de conclure, je voudrais vous donner l'occasion d'ajouter quelques mots, mais si vous le permettez, j'aurais d'abord une question technique pour Trevor. Nous avons travaillé sur ce sujet et j'ai lu le rapport du directeur parlementaire du budget sur la viabilité des finances provinciales. J'ai remarqué que l'une de vos diapositives porte justement sur la viabilité de la dette pour le gouvernement fédéral et pour les provinces. Votre point d'intersection est beaucoup plus précoce que celui avancé par le directeur parlementaire. Dans son cas, c'était autour de 2040. Je me demande donc comment vous expliquez cet écart d'un point de vue technique et quelles sont vos hypothèses. Désolé d'ennuyer les gens avec des questions techniques. Trevor?
Trevor Tombe : Non, c'est une excellente question, une question centrale, car la réflexion concernant ces pressions financières à long terme est appelée à gagner en importance. Comme on peut le voir dans les budgets fédéraux ou dans le dernier énoncé économique de l'automne, le gouvernement fédéral inclut maintenant sa projection à long terme du ratio de la dette au PIB. Il s'agit donc d'un exercice important.
Mes estimations s'appuient sur un article paru dans la Revue fiscale canadienne il y a deux ans, et diffèrent de celles du DPB en raison des méthodes de modélisation utilisées et des facteurs pris en compte. Le DPB se concentre sur le gouvernement fédéral et les gouvernements infranationaux, et il tient donc compte des gouvernements provinciaux et des administrations locales dans ses estimations. Pourtant, ces derniers ne sont pas aussi touchés que les gouvernements provinciaux par la question de la viabilité à long terme, car l'augmentation annuelle des taux d'imposition fonciers génère les recettes nécessaires pour financer les opérations locales. C'est une différence majeure.
La deuxième question est liée au niveau de détail pris en compte pour modéliser les projections des recettes provinciales. Le DPB tient compte des recettes autonomes et des transferts fédéraux. C'est tout. Il ne fait aucune distinction entre les diverses sources de recettes fédérales. Pourtant, cette distinction peut être particulièrement utile dans le cas d'une source de recettes incertaine, par exemple l'exploitation des ressources à long terme, surtout si on considère que dans les décennies à venir, la demande de pétrole et de gaz sera moins forte et donc que les prix et les recettes seront encore plus faibles.
Ce facteur apparaît dans mes projections à long terme, mais pas dans celles du DPB, car il suppose implicitement que les gouvernements provinciaux vont maintenir leurs propres sources de revenus en pourcentage du PIB. C'est assez juste, mais cela nécessiterait de leur part des choix politiques constants pour compenser tout manque à gagner, alors que moi, je maintiens la politique telle qu'elle est aujourd'hui. Je pense que les deux exercices se complètent l'un l'autre. Ne vous méprenez pas, je soutiens l'analyse du DPB sur cette question.
Antoine Brunelle-Côté : Merci à vous et au DPB pour le travail que vous menez, ces exercices d'évaluation de la viabilité à long terme sont certainement indispensables. C'est crucial pour notre pays.
Avant de conclure, j'aimerais vous donner à tous les deux l'occasion d'aborder des éléments qui vous semblent importants et qui auraient pu m'échapper. Vous pouvez parler de n'importe quoi.
Commençons avec Mary.
Mary Janigan : Ce qui m'a frappé pendant des années, c'est l'importance réelle du maillage des transferts fiscaux, la manière dont il maintient la cohésion nationale. Je ne dis pas que c'est l'économie seule qui permet au Canada de fonctionner, mais sans ce réseau de transferts qui maintient l'unité entre tous les Canadiens, je ne pense pas que nous existerions. J'apprécie sincèrement l'occasion qui m'est donnée d'en parler et surtout d'insister sur le rôle de la péréquation, en précisant que ces paiements doivent évoluer. La formule doit être changée, mais tant que le principe subsiste, le Canada pourra continuer à aller de l'avant. J'y crois de toutes mes forces.
Antoine Brunelle-Côté : Merci, Mary. Trevor.
Trevor Tombe : Nous en avons parlé aujourd'hui et j'aimerais le réitérer : les transferts fédéraux, le fédéralisme fiscal et les accords en général sont au cœur du régime politique canadien. C'est grâce à eux que les provinces ont la capacité d'offrir des services publics essentiels comme la santé et l'éducation, et que l'on peut redistribuer les recettes entre les régions pour plus d'équité et d'efficacité. Les transferts prennent de nombreuses formes, mais les pressions économiques, sociales et politiques qu'ils visent à atténuer, elles, ne cessent d'évoluer. Par conséquent, les accords fiscaux doivent eux aussi évoluer.
D'un point de vue historique, j'ai trouvé amusant que Mary mentionne la Loi constitutionnelle de 1907. À l'époque, les décideurs avaient émis le souhait que les accords qu'ils avaient conclus soient, je cite, « définitifs et inaltérables ». Dans le texte même de la constitution de 1867, il est dit que ces subventions libéreront à toujours le Canada de toutes autres réclamations. Depuis, nous avons fait du chemin, nous avons compris que les accords fiscaux devaient s'adapter aux circonstances. C'est pour cette raison que les transferts fédéraux font toujours l'objet de négociations. Parfois, ces négociations sont difficiles, mais elles sont nécessaires au processus et au fonctionnement du Canada.
N'oublions pas que ces désaccords évoluent avec le temps, ils ont même récemment reculé avec les accords de transfert en matière de santé, mais ils font partie intégrante de notre fonctionnement normal.
Mary Janigan : Très bien dit.
Antoine Brunelle-Côté : Oui, vraiment, très convaincant. Ça me plaît. Trevor, Mary, j'ai bien fait de vous laisser le mot de la fin. Je ne vois pas ce que je pourrais ajouter de plus. Vous avez très bien résumé la discussion du jour en expliquant pourquoi ces questions étaient pertinentes hier, le sont encore aujourd'hui et le resteront demain.
Je voudrais prendre une minute pour vous remercier tous les deux, Mary et Trevor, de votre participation. C'était formidable. Et aussi, bien sûr, remercier les gens des quatre coins du pays qui nous ont écoutés, vous tous qui avez participé à cet événement. J'espère que vous l'avez apprécié autant que moi.
Je veux également dire que vos commentaires sont importants pour l'École et pour l'IRPP. Je vous invite donc à remplir les évaluations électroniques que vous recevrez dans les prochains jours. Et bien sûr, l'École a d'autres événements à vous proposer. Comme Charles l'a mentionné, une série sur le fédéralisme est disponible, mais pas seulement. Je vous encourage à visiter le site Web de l'École pour en savoir plus et vous inscrire à toutes leurs futures activités d'apprentissage.
Une fois encore, je tiens à vous remercier et vous souhaite de passer une excellente journée, où que vous soyez dans le pays. Merci beaucoup.
Mary Janigan : Merci de m'avoir invitée.
Trevor Tombe : Merci.
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